Il faut se dépêcher d’aller à Bagheria. La ville, tout au bord de la mer de Sicile sans avoir ni plage ni port, située à 20 kilomètres à l’est de Palerme, ne risque pas de disparaître des cartes. Mais elle pourrait apparaître bientôt dans les guides destinés aux touristes qui vont à l’essentiel et «font» Syracuse, Cefalù, Agrigente ou Ségeste comme on coche ce qu’il faut avoir vu. Un «plan B» qui risque bientôt de ne plus l’être…
1 Le calendrier semble s’être arrêté…
Reste à savoir à quelle date. Peut-être au XVIIIe siècle, quand Goethe s'est rendu à la villa Palagonia en avril 1787, lors de son «grand tour» - qui consistait, pour les jeunes hommes de bonne famille, à parfaire leur éducation en parcourant l'Europe accompagnés d'un précepteur. Florence, Rome et Bagheria faisaient partie des étapes italiennes. Les grandes familles de Palerme et du reste de la Sicile avaient installé à Bagheria de grandes maisons, des villas pour recevoir l'été, quand leurs palais palermitains devenaient irrespirables. On apprenait là que la révolution des Lumières se propageait à l'Europe entière et que le monde allait changer de pôle.
On songe évidemment au Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, porté à l'écran par Luchino Visconti, dans lequel un monde disparaît et une partie de l'aristocratie s'empresse de choisir le camp de Garibaldi, se ralliant au constat de Tancredi : «Si nous voulons que rien ne change, il faut que tout change.» Pari osé et finalement perdu.
2 Vittoria et la villa Valguarnera
Il reste des traces tenaces de ce passé à Bagheria, des traces aussi tenaces que Vittoria Alliata, dont les aïeules Anna et Marianna Valguarnera ont construit la villa qui porte encore aujourd’hui leur nom. Le palais, longtemps occupé par le clan Provenzano - Bernardo Provenzano, ancien chef de Cosa Nostra, enfant de Corleone arrêté en 2006, mort en 2016 et soi-disant en cavale pendant quarante-trois ans, se promenait régulièrement dans le merveilleux jardin de la villa Valguarnera -, a été repris par Vittoria au terme de 187 procès.
On peut l’appeler «princesse» par commodité et parce qu’elle sort tout droit d’un conte où les fées ont été nombreuses et facétieuses. Elle a 12 ans, au milieu des années 60, quand elle visite le Généralife, ou Jannat al-Arif, palais d’été des princes Nasrides dans l’Alhambra de Grenade et qu’elle explique à sa grand-mère qu’elle ne veut plus voir de temples grecs ou d’églises. Elle a vu tous les petits Parthénons de la Grande-Grèce, de Ségeste ou d’Agrigente, et elle ne compte plus les églises qu’elle a visitées au nom de son éducation classique, à Rome ou ailleurs. Ce qu’elle veut voir maintenant, c’est l’art arabo-andalou ou arabo-normand, sa version sicilienne quand les chevaliers normands sont venus s’installer au Sud, dans l’Italie qui n’existait pas encore comme pays unifié. Vittoria sera islamologue et va parcourir tout au long de sa vie le monde arabe dans tous les sens - c’était alors encore possible.
Aujourd'hui, «la dame aux cheveux rouges», comme on l'appelle à Bagheria, est revenue chez elle pour faire revivre la villa Valguarnera qu'elle entrouvre au touriste de passage. Louer pour un jour, une semaine ou un mois un petit appartement ou les 900 m² du premier étage de la villa offre la possibilité de voyager dans l'histoire avec pour guide Vittoria qui parle, parle et parle encore comme si elle avait peur que derrière elle, plus personne ne soit là pour raconter l'histoire du lieu.
3 La villa Palagonia et son jardin
De l’autre côté de la piazza Garibaldi se trouve la villa Palagonia, un extraordinaire palais dédié au chaos quand Valguarnera célébrait la science, la connaissance qui allait remplacer les superstitions et les croyances. L’achat d’un billet donne un accès au jardin et au premier étage, où la folie des maîtres des lieux les avait amenés à couvrir les plafonds de miroirs. Personne ne veille sur ce qui reste de décor, personne ne surveille les visiteurs qui se trouvent absolument seuls dans un cadre qui dépasse la raison. Dans le jardin, ce sont les statues de personnages grotesques qui vous accueillent. Parfois, ils ou elles ont perdu la tête, parfois c’est celui qui regarde qui devrait s’inquiéter de savoir s’il a encore la tête sur les épaules. Comme pour justifier sa destinée première, la villa Palagonia se dégrade rapidement, faute d’avoir quelqu’un qui veille sur elle. Ni l’Etat, ni la région, ni la ville de Bagheria ne semblent avoir les moyens ou la volonté de s’y intéresser.
4 Les bons produits et les jeux de cartes
Mais les palais, nombreux, ne sont pas tout à Bagheria. On peut aussi respirer une Sicile qui ne s'attache pas à tirer le touriste par la manche pour qu'ils viennent se mettre à table. Des touristes, il n'y en a pas, ou pas encore. Du coup, on peut aller déjeuner ou dîner chez Zza Maria, un restaurant dont l'horloge interne doit être bloquée deux décennies en arrière et où la cuisine relève de l'éternité. Dans l'après-midi, il faut se rendre sur la piazza Garibaldi où les joueurs de cartes disputent avec ferveur la dernière partie de leur vie. Quand ils se séparent, en début de soirée, on peut remonter le Corso Umberto Ier, où les Siciliens de tous les clans et de toutes les familles pratiquent le struco. Ils vont et viennent, se croisent, se parlent ou s'évitent en parlant non pas avec les mains - ça, on le fait dans toute l'Italie - mais avec les bras et le corps. Chaque discussion devient une tragédie, et la politique locale, intérieure ou planétaire échappe à toute mesure. Servir un café ou une glace au bar Carmelo ou au bar Ester… nel Corso peut devenir une spectaculaire et éblouissante chorégraphie.
Le miracle de l’Italie est connu, il est impossible d’y mal manger. Mais à Bagheria, il y a en plus les produits qui poussent là, à moins d’un kilomètre : les artichauts au printemps, les citrons toute l’année se trouvent à portée de triporteur. Et pour les transformer, il y a le familial Fratelli Piombino et l’I Pupi, un restaurant auquel le guide Michelin a accordé une étoile en 2017.
À VISITER
Palais Palagonia
Piazza Garibaldi. Tél. : + 39 091 932088
Villa Valguarnera,
Viale Valguarnera. Rens. : www.villavalguarnera.com
POUR MANGER
B ar Carmelo pour le café et pour les glaces. 90 Corso Umberto Ier.
Fratelli Piombino Ristoratori une cuisine familiale, mieux vaut réserver. 2, via Giuseppe Scordato.
I Pupi une étoile au Michelin.
59, via del Cavaliere.
Bar Ester… nel Corso pour l'après-midi et le soir, le café y est servi au terme d'une chorégraphie rigoureuse et spectaculaire.
4, via D’Amico Diego.