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Libération
Reportage

A Bilbao, la vie en métamorphose

Depuis l’ouverture du Guggenheim en 1997, la cité espagnole, sinistrée par l’effondrement des chantiers navals et de la sidérurgie, a misé sur une mutation architecturale grandiose. Visite à l’occasion de sa désignation comme meilleure ville d’Europe en matière de transformation urbaine.
Le Guggenheim signé Frank Gehry sur l’estuaire du Nervion. (Photo Georg Gerster. Rapho)
publié le 24 novembre 2017 à 18h16
(mis à jour le 9 janvier 2018 à 12h42)

Personne, il y a une trentaine d’années, n’aurait donné cher de la peau de Bilbao. La métallurgie, la sidérurgie et les chantiers navals battent de l’aile, laissant sur le carreau une cité qui, moins d’un siècle auparavant, comptait pourtant parmi les plus riches d’Espagne. C’est sur ces scories que va naître une réussite artistique telle qu’on la citera en exemple aux quatre coins de la planète. Apparu dans la controverse (reprenant grosso modo l’antienne étriquée consistant à déplorer l’idée d’investir dans la culture quand on pourrait construire des logements sociaux ou aider l’emploi), le Guggenheim local souffle en 2017 ses vingt bougies. Un million de visiteurs en moyenne y viennent chaque année. Un chiffre qui, passé l’attrait légitime de la découverte, ne fléchit pas et rejaillit sur l’économie locale et même régionale. Elu meilleur projet urbain du monde à la Biennale de Venise en 2004, prix de «la ville espagnole la plus saine» (!) en 2013, Bilbao vient encore d’être désignée, début novembre, meilleure ville d’Europe en matière de transformation urbaine et d’environnement. La preuve par quatre pièces à convictions.

Le Guggenheim garde la cote

«Ça n'est tout de même pas anodin de pénétrer dans la ville par une œuvre d'art»,fait observer Juan Ignacio Vidarte, le directeur du Guggenheim, en référence à l'Arcos Rojos, cette immense arche rouge vif conçue voici dix ans par Daniel Buren au beau milieu du pont de la Salve, qui dessert l'aéroport. De fait, quelques minutes après l'atterrissage, on ne se lasse pas de redécouvrir en contrebas, à la sortie d'un virage, le désormais illustre Guggenheim de Bilbao, prouesse architecturale sur l'estuaire du Nervion signée Frank Gehry, qui attire plus de la moitié de visiteurs étrangers (dont 20 % de Français). «L'idée directrice, s'agissant d'une nouvelle institution située dans une ville alors inexistante sur le plan culturel, était que le bâtiment en lui-même devait tenir un rôle fondamental, avec une architecture si spécifique qu'elle en favoriserait immédiatement l'identification», resitue celui qui en est à la tête depuis l'ouverture. Bingo : deux décennies plus tard, on continue de s'agglutiner autour du musée pour observer (un peu) et photographier (beaucoup), les mille et une variations de la lumière sur les plaques de titane qui caractérisent sa carapace.

Mais, comme le fait observer Juan Ignacio Vidarte, ce site, dont le succès a dépassé les espérances «tant par sa rapidité que par son ampleur» (plus que doublée, en l'occurrence), n'aurait jamais pu maintenir le cap, «tout flamboyant soit-il, sans un propos à la hauteur». Y compris sous plafond, pense-t-on, en constatant la variété modulable des espaces intérieurs. Une phrase euphémique quand on déambule au milieu des 1 200 tonnes d'acier de The Matter of Time, l'enfilade de sculptures monumentales de Richard Serra qui courent sur 130 mètres. Mais aussi une évidence vérifiable à plus «petite» échelle avec, autre exploit scénographique, l'exposition temporaire (jusqu'au 25 février) de la star britannique David Hockney, «82 Portraits et une nature morte», où l'intégralité des toiles tient dans une seule pièce (!) agencée pour l'occasion.

Le métro crustacé

Si le Guggenheim demeure l’emblème incontestable de la mutation de Bilbao, l’ambition affirmée de la ville de ressusciter à travers le (et la) geste artistique se vérifie bien au-delà du musée. Ainsi, du simple fait de se déplacer en métro, sachant que la trentaine de stations qui composent le réseau inauguré en 1995 a été conçue par un autre bâtisseur de renommée mondiale, le Britannique Norman Foster. On lui concède généreusement une touche «futuriste» que, le temps passant, il n’est pas interdit de faire précéder de la mention «rétro».

L'élément caractéristique dudit métro reste l'accès, qui se fait par des structures en verre. Affublées du sobriquet de «fosteritos», celles-ci ressemblent à de grosses queues grises de crustacés, assez spectaculaires et repérables de loin. De passage dans la ville basque il y a trois ans, Foster s'est fendu d'une plaque commémorative sur laquelle, un brin fayot, il assure, «en tant qu'architecte», avoir vécu une «expérience incomparable et inoubliable». Au point de la qualifier de «presque religieuse» - sans qu'on saisisse exactement pourquoi.

Calatrava, hauban des accusés

Traversé par le fleuve Nervion, Bilbao est aussi une histoire de ponts. A l'extérieur de la ville, celui de Biscaye (Puente Colgante, en VO), pont transbordeur édifié à la fin du XIXe siècle, a la particularité d'être le seul monument du Pays basque classé (depuis 2006) au patrimoine mondial de l'Unesco. Plus récent, le Zubizuri, signé Santiago Calatrava, a pourtant déjà connu une histoire agitée. Inaugurée quatre mois avant le Guggenheim, la passerelle blanche en acier inoxydable et aux délicates courbes arquées fait jaser le jour où le gouvernement local décide d'installer une plateforme à l'une des deux extrémités, afin de faciliter l'accès à certains bâtiments. Elle sollicite pour cela un autre architecte, le Japonais Arata Isozaki. Furax, l'Espagnol Calatrava (par ailleurs abonné aux contentieux) estime que l'appendice va dénaturer son œuvre et réclame 3 millions d'euros pour s'en remettre. Jurisprudence à l'échelle européenne, le tribunal reconnaît à l'architecte le droit de propriété intellectuelle sur sa création, ainsi perçue comme une œuvre d'art… mais celle-ci étant également considérée d'«utilité publique», il n'y aura ni destruction ni indemnisation. En y regardant de près, on observe que la plateforme du courroux est disjointe d'environ deux centimètres du pont, histoire de ne pas créer une nouvelle embrouille. A part ça, il a aussi fallu repenser le revêtement du pont. Très joli, le sol transparent, car en verre, offrait de beaux reflets avec l'eau et la lumière du ciel. Mais il était aussi glissant et, après de nombreuses gamelles - car il pleut beaucoup à Bilbao - la ville s'est résolue à poser un tapis noir sur la longueur.

L’Alhóndiga décomplexé

Généreusement dotée en réalisations originales, Bilbao sait aussi ce que réhabiliter veut dire. A preuve, l’Alhondiga, espace culturel (médiathèque, cinémas, salles d’exposition) et de loisir (fitness, restaurants…) implanté après dix ans de travaux dans un ancien entrepôt de vin édifié en 1905. En activité jusqu’à la fin des années 70, le vaste lieu - dont subsiste la façade d’origine - a été transfiguré par Philip Starck qui en a fait un complexe très décomplexé, symbole d’une dynamique ludique et high-tech connectée à l’époque. Côté déco, 43 grosses colonnes toutes différentes (y compris dans le choix des matériaux : pierre de Lecce, céramique émaillée, marbre, brique…) ont été designées par l’Italien Lorenzo Baraldi. Et, en levant le nez, on découvre d’étranges formes mouvantes à travers une épaisse surface vitrées : celles des nageurs de la piscine en surplomb. Une idée limpide rehaussant l’atmosphère de l’atrium.