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Maroc

Casablanca: le labo Zevaco

Les réalisations de l’architecte, considéré comme l’un des plus grand du pays, sont le témoignage d’une urbanisation moderne et défricheuse d’après-guerre, dans un pays alors perçu comme terre d’expérimentations.
La mosquée Assounna dans le quartier Fida à Casablanca, construite dans les années 70. (Photo Katie Callan)
publié le 26 janvier 2018 à 17h36
(mis à jour le 30 janvier 2018 à 13h35)

Casablanca grossit dans le hublot, translucide sous son voile sablonneux. En tête, une promesse du jeune architecte marocain Mohamed Lahlou Kitane glanée dans un article du HuffPost Maroc : «Le travail de Zevaco est plastique et artistique avant d'être architectural.» Assez intrigant pour partir sur les traces dudit Jean-François Zevaco (1916-2003), pied-noir considéré comme l'un des plus grands architectes marocains du XXe siècle, du haut de ses 165 bâtiments entre Maroc, Tchad et Soudan.

A Casablanca, d’où tout partit pour lui en 1947, la chasse à ces trésors architecturaux se taille à la machette dans la jungle des grandes avenues fanées par les pots d’échappement. Que reste-t-il quelques décennies plus tard de ce geste Zevaco, de ces fulgurances de voiles bétonnées, de claustras, de porte-à-faux vertigineux ? Que subsiste-t-il de ce langage d’une architecture moderne défricheuse de l’après-guerre, alors que le Maroc était perçu comme terre d’expérimentation ? Fantasme de cinéma hollywoodien depuis le célèbre film de 1942, Casablanca n’attendait plus qu’un démiurge daigne prolonger ici les recherches de Richard Neutra ou Frank Lloyd-Wright. Venu des Beaux-Arts de Paris comme les autres membres du Gamma (Groupe des architectes modernes marocains), Zevaco fera dialoguer le lyrisme brésilien de Niemeyer et le brutalisme bétonné du Corbusier, les distinguant d’une touche farouchement locale. Villas privées, mosquée, terminal d’aéroport, bâtiments publics : Zevaco a semé ici des cailloux de Petit Poucet de toutes tailles. En quatre haltes, exploration, forcément partielle, de ce «laboratoire de la modernité» exalté.

La Villa Suissa

Soixante-dix ans plus tard, la villa-manifeste de Zevaco, celle qui lui octroya gloire et scandale, se dresse toujours crânement à l'intersection de trois avenues principales de la ville, aujourd'hui «bernardlhermittées» par le gratin vulgaire des enseignes mondialisées. Commandée par le lotisseur Sami Suissa comme symbole ostentatoire de sa réussite, Zevaco se fera un plaisir de lui en donner pour son argent, narguant avec délices la bien-pensance catholique européenne du quartier : avec ce look futuriste que l'on prêterait à la villa de Fantômette à Framboisy, la Villa Suissa est extravagante de plasticité graphique, de flèches et terrasses incurvées, de trouvailles formelles époustouflantes à l'intérieur, notamment grâce à la serrurerie cosmique imaginée par son complice, le ferronnier Vincent Timsit. «Une envolée de gestes, de cris, de moments de silence», décrit Rachid Andaloussi, architecte et disciple rencontré en ville et président de Casamémoire, une association de préservation du patrimoine bâti local.

Soigneusement conservée au prix d’une concession mercantile, la Villa Suissa a été rebaptisée Villa Zevaco pour servir de décor à une grande chaîne de boulangeries-restaurants où se pressent les élégantes Casablancaises fardées.

Le marché rue d’Agadir

Ne pas se laisser berner par le mirage Suissa : une majorité de créations Zevaco vivote à l'exact opposé du spectre de la conservation patrimoniale. C'est le cas de l'extraordinaire petit marché de la rue d'Agadir, dessiné en 1972 au sein d'un quartier d'immeubles art-déco décatis. Sous son jeu de préaux de béton empilés, une cinquantaine de cellules de ventes individuelles en découpes de béton circulaires sont assez futuristes pour rappeler le moment où Luke Skywalker acheta R2-D2 dans Star Wars. On y répare montres ou électroménager, on y vend du poisson, on y chasse mollement des chats quémandeurs. Le Zevaco populaire prend corps ici : il n'avait donc pas le snobisme de ne se triturer la créativité que pour les puissants.

La mosquée Assounna

Outre les établissements scolaires remarquables où il est complexe de débarquer au pied levé (Théophile-Gautier, Idrissi), il est possible à Casa de jeter un œil sur quelques édifices Zevaco en accès public. Témoin, le siège d'une grande compagnie d'assurances sur l'avenue Hassan II, avec sa façade entièrement percée de fenêtres losanges effilées à l'esthétique fabuleuse, mais «rien n'est gratuit chez Zevaco», prévient Rachid Andaloussi : «Il a su s'affranchir de la pornographie architecturale, pas un de ses bâtiments ne fait la danse du ventre.» Ainsi ces fenêtres-ci : attrape-lumière d'un côté, pare-soleil de l'autre, dans la plus parfaite indifférence des bus bleus M'Dina qui zèbrent l'asphalte juste devant.

Plus au sud, la mosquée Assounna (quartier Fida, dans les années 70) est un autre bel exercice de style rappelant la brèche ouverte par Niemeyer avec sa chapelle de Pampulha : Zevaco n’y a fait appel à aucun élément décoratif traditionnel de l’architecture arabo-andalouse, favorisant minaret de béton brut et demi-ellipses sorties de terre, percées d’alvéoles.

Les ateliers Timsit

Si la quête tourne à l'obsession, les aventureux tenteront de visiter en groupe (lire ci-contre), les fantastiques ateliers Vincent Timsit. Vaisseau amiral intergalactique planté sur le boulevard Moulay Ismaïl, comme une maison géante de Jacques Tati, ils fourmillent d'ingéniosité, de la boîte aux lettres à six pans aux grilles de protection s'escamotant horizontalement dans le sol. «Un voyage dans le temps et dans une pensée», selon Marc, fils de Vincent Timsit. Comme lui et sa fille à sa suite, ils sont une poignée à tenter de défendre tout un patrimoine contre les ravages du laisser-aller spéculatif, avec quelques victoires : le dôme et passage souterrain Zevaco, place des Nations unies, sont en train de faire peau neuve.

«La question du patrimoine matériel est complexe, explique Laure Augereau, architecte et médiatrice de la ville et de l'architecture, car la civilisation marocaine est imprégnée de culture musulmane ; le matériel n'y a pas de place, au contraire du spirituel.» Ce gracile équilibre en tête, le jeu de pistes Zevaco reste ouvert. Polymorphe et évolutif, il est aussi passionnant que le fut l'œuvre du plus influent des architectes marocains de l'après-guerre.

Y aller

Vols directs Royal Air Maroc au départ de plusieurs villes françaises (Montpellier, Paris, Marseille…). Rens. : Royalairmaroc.com

Pour se déplacer en ville : tramway ou «petits taxis». Il est rare qu’une course dépasse les 2 €.

Y dormir

Hôtel Gauthier, idéalement situé pour rayonner sur tout Zevaco. Environ 120 € la nuit.

2 bis, rue Ilya Abou Madi. Rens. : Hotelgauthier.com

Y manger

Rick's Cafe Le faux café du film Casablanca (jamais tourné à Casablanca), curiosité plutôt touristique mais excellente cuisine. 248, bd Sour Jdid (quartier de l'ancienne médina). Rens. : Rickscafe.ma

Sqala Tajine romantique sur la passante corniche. Boulevard des Almohades. Rens. : Restopro.ma/sqala/

Guapo brochettes Une cantine qui sert des brochettes et des tajines de boulettes de sardine à petits prix.

9, rue Daoud Dahiri (quartier Maârif),

Pâtisserie Bennis Bien cachée en souterrain dans la nouvelle medina, pâtisseries à mourir de bonheur. 2, rue Fkih El Gabbas (quartier Habous),

A faire

Très active sur le vaste chantier de la préservation du patrimoine, l'association Casamémoire propose quatre circuits de visite à pieds : ancienne médina, centre-ville et la ville nouvelle, Habous, Hay Mohammadi (découverte des expérimentations pour l'habitat du plus grand nombre). Rens. : Casamemoire.org.

Visites des ateliers Vincent Timsit Boulevard Moulay Ismaïl.

Rens. : madeina.centredarchitecture@gmail.com