Rien ne prédestinait la petite île de Naoshima, dans la mer intérieure japonaise de Seto, à devenir un sanctuaire de renommée mondiale pour amateurs d’architecture et d’art contemporain. Longtemps dédié à l’exploitation de salines et à une pêche côtière aujourd’hui moribonde, ce bout de terre vallonné à la population vieillissante (3 000 habitants) semblait promis à un inexorable déclin. Mais il arrive que des rencontres viennent bouleverser la destinée. Celle entre Soichiro Fukutake, homme d’affaires et grand collectionneur natif de la région, et un maire inspiré a ainsi donné vie à partir des années 90 à un projet aussi fou que visionnaire : faire de Naoshima puis d’autres îles voisines des lieux d’expositions permanentes où l’art s’épanouit en liberté. Un mariage zen de la création et de la géographie qui attire plus de 400 000 visiteurs par an. Parcours guidé dans l’archipel nippon du land art.
1- Maisons de pêcheurs artistiques
A Honmura, hameau de pêcheurs dépeuplé dans l'est de l'île, les maisons en bois séculaires - minka - aux lourds toits de tuiles grises transportent le visiteur dans le Japon d'un autre siècle. Désertées, elles ont été rénovées avec l'aide de la fondation Benesse afin d'accueillir des installations d'art contemporain. Le visiteur déambule dans des ruelles étroites à la recherche des six créations du «Art House Project», qui jouent du contraste entre la simplicité de l'habitat traditionnel et la sophistication des œuvres.
Dans le temple Minamidera, l'artiste américain James Turrell nous plonge dans une salle sans lumière et silencieuse avant que nos yeux ne s'habituent à l'obscurité et que, comme par magie, un rectangle légèrement luminescent se matérialise. Sa création en trompe-l'œil, Backside of the Moon, n'est en réalité qu'une simple ouverture sur le jour dans la paroi de béton. Dans ce qui fut le cabinet d'un dentiste redécoré dans un patchwork foutraque, le Japonais Shinro Ohtake a logé une statue de la Liberté de plusieurs mètres de haut.
Un peu plus loin, l’Ando Museum retrace vingt ans de constructions sur l’île du dieu vivant de l’architecture nippone, Tadao Ando, en faisant dialoguer bois et béton dans des jeux de volumes virtuoses. Une flânerie villageoise entre passé et modernité en guise de mise en bouche.
Voir le diaporama Naoshima et Teshima, îles dédiées aux arts
2- Musée-hôtel camouflé
A trois kilomètres au sud, à pied, à vélo ou en bus, on aborde un vaste complexe muséal niché au milieu d’une nature à la douceur méditerranéenne. Avec ses pelouses parsemées des sculptures difformes de Niki de Saint Phalle, sa plage au centre de laquelle trône sur un ponton une citrouille géante jaune à pois noirs de la coloriste japonaise Yayoi Kusama - l’emblème de l’île -, le lieu a des allures de parc balnéaire pop art. Juchée sur une colline, la Benesse House (1992) est à la fois le plus grand musée de Naoshima abritant une collection autour de l’art américain d’après-guerre et un hôtel de luxe de huit chambres agrémentées d’œuvres de Josef Albers, Sol LeWitt ou encore Christo.
Minimaliste et camouflé dans la végétation, cet ensemble également signé Tadao Ando s'insère parfaitement dans le paysage dans lequel se fond la minéralité du béton, son matériau fétiche. Une tentative «d'architecture invisible», explique cet autodidacte natif d'Osaka qui a orienté les bâtiments de manière à pouvoir contempler le coucher du soleil sur la mer. Les privilégiés dormant sur place empruntent un funiculaire qui les emmène dans leur retraite de «l'Oval». En forme d'anneau, cette structure en surplomb du musée qui donne accès aux chambres a été conçue autour d'un miroir d'eau dans lequel se reflète la lumière changeante du jour. Pour l'ascète qu'est Tadao Ando, «l'architecture est aussi affaire de spiritualité».
3- Lumière naturelle sous terre
Encore un brin de marche et l'on arrive au Chichu Art Museum (2004), un autre musée, cette fois-ci souterrain, totalement invisible de l'extérieur. Après avoir traversé un jardin inspiré de celui de Monet à Giverny, on pénètre dans un labyrinthe aux allures de blockhaus uniquement éclairé par des puits apportant la lumière du jour. Une expérience d'art perceptuel où s'entremêlent clarté et obscurité. Pièce phare de cet édifice souterrain, cinq Nymphéas du maître de l'impressionnisme irradient de couleurs dans une vaste salle aux murs d'une blancheur immaculée et au sol composé de 70 000 minuscules carreaux de marbre de Carrare que l'on foule en chaussons. Les deux autres salles sont consacrées à des œuvres aussi géantes que minimalistes. A l'image de cette gigantesque sphère de granit noir de Walter De Maria posée au bord d'un escalier de 24 mètres de long entouré de bâtons recouverts d'or. Une installation énigmatique que l'on quitte pour se rendre au Lee Ufan Museum (2010), dernier élément du triptyque muséal de Tadao Ando. Dans ce mélange harmonieux de monochromes, de plaques d'acier et de pierres naturelles, «l'acte de faire», dixit l'artiste coréen, est réduit à son strict minimum. De l'art de la sobriété.
4- Ballet de gouttes d’eau
Il faut reprendre le bateau pour rallier Teshima, où l'art a également essaimé partout dans les maisons, les sanctuaires et les sites industriels abandonnés. L'île se sillonne à vélo électrique, que l'on enjambe sous le regard des retraités qui viennent papoter devant la camionnette du confiseur de passage. Après un détour par la Teshima Yokoo House au jardin de pierres peintes en rouge vif, les pèlerins artistiques convergent vers le Teshima Art Museum. En contrebas de rizières en terrasses, une coquille blanche de 60 mètres de diamètre imaginée par l'architecte et Pritzker Prize 2010 (le Nobel de la discipline) Ryue Nishizawa abrite une œuvre d'une infinie délicatesse, que l'on doit à la Japonaise Rei Naito. Vide à l'intérieur avec deux trous ouverts sur le ciel, l'eau perle à la surface du sol incurvé par de minuscules orifices. Elle forme des petits serpentins qui s'assemblent de manière aléatoire dans un éternel recommencement. Une parenthèse poétique que l'on retrouve également en allant écouter dans une demeure en bois les Archives du cœur de Christian Boltanski. Depuis 2008, le Français y stocke des battements cardiaques enregistrés dans le monde entier auxquels on peut ajouter les siens. Trace anonyme de son passage dans ces îles touchées par la grâce de l'art.
Y aller
Depuis Tokyo ou Osaka, le Shinkansen - le TGV japonais - dessert la ville de Okayama, d’où partent des lignes locales vers Uno et Takamatsu (Shikoku), les deux ports d’embarquement pour Naoshima et Teshima via ferry.
Y dormir
En dehors du luxueux hôtel-musée de la Benesse House, on trouve plusieurs hébergements dans des auberges (ryokan) ou chez l’habitant à Naoshima. Ils sont situés à Miyanoura, le port d’arrivée des bateaux et à Honmura, de l’autre côté de l’île. On peut également passer la nuit dans des yourtes au bord de l’eau baptisées Tsutsuji-so.
Y manger
Outre les cafeterias très design des différents musées, les deux villages de Naoshima comptent plusieurs cafés et restaurants pour tous budgets. A signaler le chaleureux Café Salon Nakaoku à l’écart de Honmura et une bonne adresse de Udon (grosses nouilles dans un bouillon) dans sa rue principale.
A faire
Outre les musées et installations qui parsèment les îles de l’achipel(compter deux jours pour une visite au pas de charge), on peut aller s’immerger dans les bassins collectifs (non mixtes) du très kitsch «I love YU» de Miyanoura. A la différence des sento (bains publics) que l’on trouve partout au Japon, celui-ci est a été décoré de mosaïques fantaisistes. Depuis 2010, la triennale Setouchi convie les artistes du monde entier à participer à cette mise en œuvres d’un archipel revivifié par la création contemporaine. Prochaine édition en 2019.