Le 4 avril 1968, Martin Luther King est assassiné par un tireur embusqué, alors qu’il se trouve sur un balcon du Lorraine Motel, à Memphis. Berceau du blues et du rock’n’roll, la ville commémore les 50 ans de ce drame qui constitue la charnière des luttes afro-américaines, passées et présentes.
1 Beale Street, vestiges de luttes
«Les Sept Merveilles du monde j'ai vu / Et nombreux sont les lieux où je suis allé / Mais croyez-moi, les potes, et voyez Beale Street en premier.» Le Beale Street Blues de W. C. Handy date de 1916. Un siècle plus tard, la rue présente toujours une succession de clubs et elle est le principal point de chute de beaucoup de visiteurs : concerts de blues et de rock'n'roll, orgie de travers de porc arrosés de Bud Light, digestion dans l'un des nombreux hôtels alentours. Memphis mise beaucoup sur son patrimoine musical pour appâter le touriste. La visite des studios d'enregistrement de Stax et Sun Records, celle de Graceland où vécut Elvis Presley, ainsi qu'une demi-douzaine de musées sur le sujet, méritent le pèlerinage. Mais il est aussi possible de visiter la ville sous un autre angle : celui de son histoire raciale, puisque les tensions s'y sont manifestées comme nulle part ailleurs, au point de façonner tout ce qui compose son identité - musique comprise.
Depuis le white flight des années 60, quand les classes moyennes ont fui le centre-ville, Memphis est une ville majoritairement noire. Les traces du passé esclavagiste y sont nombreuses. Mais aussi celles des luttes émancipatrices qui défilent depuis Beale Street, en quelques minutes de voiture : édifices religieux (Clayborn Temple, Mason Temple, Mount Olive Cathedral) acquis au Mouvement des droits civiques, bâtiment des éboueurs où Martin Luther King était venu soutenir la grève quand il a été assassiné… Alors que Memphis commémore ce cinquantenaire, une question formulée par le leader, lors de l'un de ses derniers discours, orne le flanc des bus : «Were do we go from here ?» Où allons-nous maintenant ?
La chambre 306 telle qu’elle était en 1968 au moment de l’assassinat de Luther King. Photo Tommy Kha
2 Slave Haven, le paradis des esclaves
Plus grande ville du Tennessee avec 650 000 habitants, l'ancien Etat esclavagiste qui a vu naître le Ku Klux Klan en 1865, Memphis est au carrefour des tensions raciales passées et présentes depuis que la présidence Trump les exacerbe. Pour remonter le cours de cette histoire, il faut descendre dans la cave d'une maison érigée, en 1856, dans une campagne au nord de la ville. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la famille Burkle y cachait les esclaves échappant à leur condition dans les champs de coton. Au sous-sol, ils attendaient la nuit pour parcourir deux blocs jusqu'au Mississippi, où ils sautaient sur un bateau à destination des Etats abolitionnistes. La maison est devenue un petit musée de l'esclavage et des luttes émancipatrices, le Slave Haven Underground Railroad Museum, du nom du réseau clandestin constitué par des humanistes pour exfiltrer les fuyards. On peut y croiser Ekpe Abioto, en tunique africaine. Musicien, il s'applique à raconter - aux écoliers notamment - l'histoire des luttes afro-américaines et revendique d'appartenir à la famille «la plus arrêtée de Memphis», à commencer par ses grandes sœurs quand elles voulurent étudier dans la librairie interdite aux Noirs, en 1956. Né deux ans plus tard, Ekpe sortait de l'école quand il a appris la mort du Dr. King. «Ce fut un moment horrible, dit-il avant de corriger : Enfin… pas pour tous. Les sentiments ont été partagés parmi la population, et c'est encore le cas cinquante ans après.»
3 Stax Records, label intégrationniste
Une oasis de tolérance surgit, en 1962, sur McLemore Avenue : Stax Records. Maison de disques promouvant une soul enracinée dans le blues et le gospel, Stax fut un laboratoire intégrationniste, où les musiciens noirs et blancs turbinaient derrière Otis Redding et Sam & Dave. Sauf que, pour la Stax aussi, le 4 avril 1968 a tout changé. Deanie Parker, qui était la chargée de communication du label, rembobine : «Je conduisais sur Summer Avenue, en direction de l'ouest, le soleil dans les yeux. Soudain, la radio a annoncé la mort du Dr. King et ça m'a terrorisée. Je me suis demandée : et maintenant, que va-t-il se passer ?» Alors que des émeutes éclatent aux quatre coins du pays, les leaders communautaires de Memphis appellent à la non-violence prônée par le pasteur. Mais il fallait que la colère s'exprime. Chez Stax, les relations raciales se tendent et le festival WattStax, devant 112 000 spectateurs à Los Angeles en 1972, fut une expression de la fierté afro-américaine.
L'histoire de Stax Records, dont la polarisation raciale précipita la fermeture en 1974, est racontée dans le musée dédié au label. Mais elle ne s'arrête pas là. Dans le bâtiment adjacent, une centaine d'adolescents suivent les enseignements de la Stax Music Academy, créée en 2002. Noirs pour la plupart, ils y apprennent le jazz, la soul, le r'n'b, le business et bien plus encore. Adriana Christmas, la directrice de l'école, âgée de 28 ans, explique le rôle de la transmission : «A chaque fois qu'ils apprennent une chanson, nous en expliquons le contexte. S'ils interprètent Respect Yourself [The Staple Singers, 1971, ndlr], nous abordons la place occupée par la musique dans le Mouvement des droits civiques.»
La maison de la famille Burkle qui y cachait les esclaves durant la seconde moitié du XIXe siècle devenue le Slave Haven Underground Railroad Museum.Photo Tommy Kha
4 Lorraine Motel, figé et silencieux
«Je regardais le journal télévisé de 18 heures, avec mes parents, quand le journaliste a brièvement annoncé la mort de Martin Luther King. Puis, le programme a repris son cours habituel, comme si de rien n'était. J'avais 17 ans.» Cinquante ans plus tard, Roy Logan occupe sa retraite en guidant les visiteurs dans les allées du passionnant National Civil Rights Museum, à Memphis. Le musée enserre le Lorraine Motel où Martin Luther King fut assassiné. Les lieux sont figés par le coup de feu : le motel qui n'en est plus un, le balcon où le leader s'est effondré ; en face, un immeuble de briques rouges, le vasistas d'une salle de bain où le tireur s'est glissé.
Aujourd'hui, le silence règne autour du Lorraine. Mais dans les années 60, Steve Cropper et Eddie Floyd y composèrent Knock on Wood pendant que la piscine résonnait des cris des enfants. Kirk Whalum était l'un d'eux. Devenu saxophoniste de Quincy Jones, Whitney Houston et Dee Dee Bridgewater sur son dernier album baptisé Memphis, il se souvient : «J'avais 9 ans quand le Dr. King a été tué. Ça m'a dévasté. Le Mouvement des droits civiques a eu des conséquences sur le moindre aspect de nos vies, même celles des Blancs qui voulaient l'ignorer.»
La mort de Martin Luther King précipita de nombreuses avancées sociales. Le premier maire noir de Memphis a été élu, en 1991, année d'ouverture du National Civil Rights Museum. Mais sa directrice, Pamela Junior, interroge : «Cinquante ans après cet assassinat, pourquoi continuons-nous à parler des mêmes sujets ?»
Des canards et le sud
Y aller
Pas de vols directs Paris-Memphis, mais une escale obligatoire via un hub américain. Compter 900 € et douze heures de voyage.
Y dormir
Chic et historique, le Peabody Hotel est un monument dans le hall duquel on peut assister deux fois par jour, depuis 1932, à une parade… de canards. Environ 200 € la nuit.
Y manger
Derrière le National Civil Rights Museum, le Central BBQ est le paradis des amateurs de travers de porc, poitrines de bœuf et saucisses fumées.
Plus au sud
Sur le modèle de la Blues Trail dont les markers (stèles) guident les amateurs de blues sur les traces de Robert Johnson et B.B. King, la Mississippi Freedom Trail commémore, depuis 2011, les lieux et personnalités emblématiques du Mouvement des droits civiques : Mound Bayou, ville fondée en 1887 par d’anciens esclaves ; la maison d’Amzie Moore à Cleveland ; la tombe de Fannie Lou Hamer à Ruleville…
A 300 km au sud de Memphis, le périple conduit à Jackson où l’ambitieux Mississippi Civil Rights Museum a ouvert en décembre. Puis, pourquoi ne pas poursuivre la route ? Nous ne sommes plus qu’à trois heures de la Nouvelle-Orléans.