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«A 10 ans, je suis devenue le chef de famille et j’ai prêté serment»

Rencontre avec Shkurtan Hasanpapaj, une des dernières «vierges jurées» d’Albanie.
publié le 31 mai 2018 à 11h40

C’est une personne âgée, très âgée même, qui marche difficilement, avec une canne, quand elle ne s’appuie pas sur son accompagnatrice de cette Maison de retraite modeste du centre de Shkoder. Une fine silhouette de femme mais un regard acéré d’homme. Shkurtan est une des dernières «vierges jurées» d’Albanie, ces femmes qui, pour pallier l’absence de garçons dans la famille, vécue comme un drame dans la société très patriarcale de l’époque, ont accepté de vivre et de travailler comme un homme au prix de leur renoncement à toute vie sexuelle et à la maternité. En échange, elles ont obtenu tous les attributs d’autorité réservés aux hommes : le droit de fumer en public et de porter une arme, de s’asseoir dans la pièce (l’oda) des hommes et de boire, de sortir et de porter la culotte, et aussi celui de venger les siens, ce qui n’est pas une mince responsabilité dans des villages de montagne souvent décimés par la vendetta.

Cette coutume, qui a existé dans les populations albanaises du nord montagneux de l’Albanie et du Kosovo, de confessions catholique ou musulmane, ainsi qu’au Monténégro orthodoxe, a pratiquement disparu après la seconde guerre mondiale et les vierges jurées, la plupart octogénaires, ne sont plus que quelques dizaines. La dernière virdzina monténégrine est décédée en 2016 à 81 ans.

C’est au cours d’un voyage dans le nord de l’Albanie que nous avons rencontré Shkurtan (1). Aujourd’hui sans descendance, Skhurtan (elle a rajouté un n à son prénom pour le rendre plus masculin) dépend de l’institution qui, drôle de fin de parcours, l’héberge et la loge… dans l’aile féminine du bâtiment.

Cela ne la dérange pas. Elle s'entend bien avec les femmes mais dans le fond, elle a toujours été un garçon manqué. «A trois-quatre ans déjà, dit-elle en triturant la visière de sa casquette de feutre, premier attribut de sa masculinité, je ne jouais qu'avec des garçons. Et à 10 ans, quand j'ai perdu mon père, je suis devenue le chef de famille. C'est à mon oncle que j'ai prêté serment».

Et son statut n’a pas jamais changé. Le régime collectiviste d’Enver Hoxha, qui a pris le pouvoir après la seconde guerre mondiale, n’a pas touché à cette institution coutumière. Travailleuse, Shkurtan a même fait carrière sous le régime communiste, devenant brigadier (une sorte de contremaître) dans une coopérative agricole créée par les autorités communistes, à proximité de la ville de Bajram Curri, au nord du pays. Un poste qu’elle aurait pu occuper quel que soit son sexe.

A 83 ans elle ne regrette rien. Ni la vie de femme qu'elle n'a pas eue, ni celle de mère. «Je vois bien de toute façon que les enfants ne s'occupent plus de leurs parents». De l'amour, elle ne parlera pas. Elle se lève, nous laissant sur notre faim, notre imaginaire, et nos fantasmes.

(1) Pour ne pas la fatiguer, nous avons accepté de réduire l'entretien au maximum et de le tenir dans le bureau de la directrice.

Hélène Despic, pour Nouvel Est

Aleksandr Zykov / Flickr