Rencontre cosmique dans le désert californien, dialogue avec les arbres, bars vikings à Caen ou nuit dans un intestin à Anvers… Pendant tout l'été, Libération décline quelques voyages et séjours déjantés.
«Vous rejoignez une expédition coloniale de l'Empire. Ressembler à un rebelle de l'Alliance serait inutile… Et risqué !» Guidés par ces précieuses mises en garde, nous mettons le cap sur la carrière des Mines du Roi nain, point de ralliement de la conquête intergalactique. Le starfighter ne nous a pas attendus ; pour nous, ce sera l'A1 et la D62, direction Laigneville, dans l'Oise. Devant l'entrée du site rocheux, en bordure de forêt, un officier impérial impavide contrôle notre équipement. Notre sourire complice ne trouve aucun écho, mais nous sommes déclarés aptes à participer. Franchissant le seuil, on pénètre dans une vaste cavité au décor sombrement lunaire, emplie d'un air froid et poisseux. Serions-nous sur Dagobah, dans les entrailles de la Grotte du Mal ? Quelques droïdes et guerriers affairés, portant capes, armes et armures bricolées, nous frôlent, indifférents. Un message de l'Empire résonne. Le doute n'est plus permis : nous sommes passés du «côté obscur». Et de fait, on n'y voit goutte.
Jusqu'à la fin du XIXe siècle, les Mines du Roi nain étaient dédiées à l'extraction de la pierre. Puis l'exploitation du calcaire a laissé sa place à une champignonnière ; aujourd'hui, les joueurs costumés ont remplacé ouvriers et pleurotes. Le temps d'un long week-end, le dédale de souterrains et tunnels abrite une rencontre un peu particulière : «GN» pour ses initiés, jeu de rôle grandeur nature pour les profanes. Le principe est simple et ses déclinaisons infinies : les «rôlistes» (ou joueurs), se déguisent pour incarner un personnage dans un monde fictif. Le hobby n'est pas rare, la très sérieuse Fédération française des jeux de rôles grandeur nature (FédéGN) compte plus de 200 associations membres. Chaque année, des flopées d'événements, souvent placés sous le signe de la SF et de la fantasy, investissent décors naturels ou construits sur mesure. Les plus courus attirent des milliers de passionnés. A Laigneville, une quarantaine d'adultes consentants ont plongé dans un huis clos claustrophobique au cœur de l'univers de George Lucas. «Que l'Empire soit avec vous !» encouragent les organisateurs. Il faudra bien ça : quatre jours et quatre nuits durant, la petite troupe va se nourrir de rations militaires, dormir sous tente et sous terre - les sorties à la surface sont interdites, sauf cas d'urgence… Et oublier ce qu'est une douche.
«Planète hostile»
Mauvaise nouvelle pour les colons. Suite à une avarie, le vaisseau n'a pas atteint sa destination. Ingénieurs, vétérans impériaux, chasseurs de primes : pour tous, l'heure est à la survie plutôt qu'à la conquête. «Cette planète est vraiment hostile. Entre les attaques de créatures autochtones et les traîtres à la cause, la mission coloniale s'annonce périlleuse», confie l'un des aventuriers de l'espace en se lançant dans l'exploration des souterrains désaffectés. Soudain, une explosion retentit dans une des galeries, suivie d'un impressionnant nuage de fumée. Un médecin est dépêché : «Je vais devoir amputer !» L'expansion impériale vaut bien quelques sacrifices. Des rires fusent, rappelant la règle qui prévaut quand même ici-bas : s'amuser.
«Cela fait plusieurs mois que nous préparons ce GN. Les dernières semaines ont été intenses !» expliquent Robin et Amaury, les initiateurs de l'événement. Fans inconditionnels de Star Wars, ces trentenaires fondus de jeux de rôle rêvaient depuis longtemps de réinventer la saga de George Lucas. Mais attention, tout n'est pas permis dans l'espace intergalactique. Comportements, vocabulaire et signaux visuels des rôlistes sont ultra-codifiés. «Pour tuer un personnage, il faut le plonger dans le coma, maintenir son arme contre lui pendant dix secondes en disant "Moi (nom du personnage), je t'achève"», détaillent les consignes de jeu. «On ne peut pas retirer l'implant cyborg d'un cadavre», apprend-on un peu plus loin (ce que l'on ignorait). Survivre en territoire fictionnel est un privilège d'initié : il faut surveiller «son score de CAC», soit le nombre de corps-à-corps, s'équiper de «boucliers déflecteurs», user de «tubes de bacta» ! Pour revenir au réel, ni safeword ni pouce levé. Seule échappée possible : fermer le poing au-dessus de l'épaule.
Déconnexion du réel
C'est dans cette posture, rarement adoptée par les participants, que nous approchons Mairim Resun, un chasseur de primes en grande conversation avec une ingénieure impériale. Bouclier, casque et armure bricolés façon steampunk, le garçon - Mathieu, natif de Bruxelles dans la vraie vie - cherche sa prochaine proie, «sans doute est-elle dissimulée sous un déguisement holographique». Sous terre, l'absence de repères et l'atmosphère oppressante du site favorisent la déconnexion du réel. Le mystère de l'intrigue, les costumes, les alias et noms de code activent un peu plus les imaginaires. «On peut vivre ici d'autres histoires, d'autres mondes. Le GN est un voyage, nous sommes des aventuriers du temps !» s'enthousiasme Sandra, engoncée dans la peau d'un droïde quelque peu obsolète.
Ecrire des scénarios, savoir improviser, interpréter des personnages, se costumer : les emprunts à l'univers théâtral et cinématographique sont nombreux. «Mais le GN est une pratique beaucoup plus libre et moins hiérarchisée. Les personnages appartiennent à chacun, les joueurs sont co-écrivains de l'histoire, l'aventure est collaborative», analyse Magali, insistant sur cette capacité à créer collectivement un univers en dehors de toute exigence de productivité ou de compétition. Un rare moment de suspension du réel. La prochaine fois, promis, on prendra notre bouclier déflecteur et un tube de bacta.
Association Les Bretteurs
En savoir plus sur le jeu de rôle grandeur nature les Promesses de Moric Loïca, organisé par l'association les Bretteurs sur Gages aux Mines du Roi nain, à Laigneville (60) : www.bretteurs.fr/gn/promesses
Découvrir d'autres GN, toute l'année : www.fedegn.org/calendrier-liste