C’est le revenant le plus célèbre de Suède. Dans un bain de lumière fauve, il se dresse comme un spectre au-dessus du visiteur, avec sa coque noire aux reflets argentés qui émergent de la pénombre, sans un ornement, sans une voile, sans une touche de couleur : un vaisseau fantôme sauvé des eaux, hiératique et délavé, qui semble tout droit sorti de l’opéra de Wagner, où il manque seulement le zombie décharné censé tenir la barre et condamné à l’errance éternelle.
Il avait pourtant fière allure quand il est sorti du port de Stockholm il y a quatre siècles, le 10 août 1628, avec son château sculpté, gardé par de roses angelots, sa poupe multicolore, ses bordés écarlates, ses sabords relevés, chacun orné d'un écusson d'or, ses voiles hissées et son pavillon bleu à croix jaune claquant dans la brise d'été. Il allait rejoindre son premier mouillage avant de rallier la flotte suédoise engagée dans la guerre de Trente Ans sous les ordres du roi-soldat Gustave-Adolphe. Sur les quais, une foule admirative contemplait le spectacle de la puissance du pays, agitant mouchoirs et drapeaux, secouée d'ovations qui roulaient en vagues sonores sur l'eau calme du détroit. Puis soudain, après un mille de majestueuse navigation, une rafale inopinée fit pencher les mâts, les sabords ouverts laissèrent entrer l'eau en cataracte et le Vasa chavira d'un coup avant de couler bas dans un silence de mort. Du joyau de la marine suédoise, il ne restait qu'un remous à la surface du fjord et quelques dizaines de marins qui nageaient frénétiquement vers la rive pour sauver leur peau.
Désastre
Le scandale fut énorme. Retenu à l’armée, Gustave-Adolphe écrivit une lettre cinglante réclamant le châtiment des coupables. Comment ce navire flambant neuf, le plus moderne de son époque, tout juste sorti du chantier, avait-il pu s’abîmer après un voyage d’un seul mille, sous les yeux d’un peuple effaré ? L’architecte naval fut aussitôt emprisonné, le capitaine interrogé, l’équipage consigné, sommé de répondre aux questions d’un tribunal inquisiteur et furieux. Deux groupes se formèrent bientôt, chacun rejetant sur l’autre la responsabilité du désastre : le capitaine et l’équipage d’un côté, qu’on accusait de mauvaise manœuvre ; les constructeurs de l’autre, taxés d’incompétence dans la conception du bâtiment.
Le Vasa était le premier d'une série de quatre navires qui devaient renforcer la marine suédoise, malmenée par ses ennemis polonais et par les armées catholiques d'Allemagne qui menaçaient d'envahir le Danemark et de prendre le contrôle du détroit menant de la Baltique à la mer du Nord, privant la monarchie suédoise d'une position stratégique décisive. Le chantier avait pris du retard : le roi pressait les charpentiers d'accélérer leur travail.
Le concepteur s'appelait Arendt Hybertsson de Groot, architecte consommé qui avait en tête les principes et les mesures nécessaires à la construction du Vasa, à une époque où l'art maritime reposait non sur les calculs scientifiques des ingénieurs, mais sur le savoir-faire traditionnel, transmis oralement, des maîtres artisans des chantiers navals. Mais on ne pouvait plus interroger Hybertsson : il avait succombé à une maladie avant l'achèvement du navire. Son assistant, un Hollandais nommé Henrik Jacobsson, avait pris la suite : il démontra qu'il avait en tous points suivi les instructions de son patron et qu'aucune faute d'exécution ne pouvait lui être imputée. On se tourna vers le capitaine, qui put établir sans peine qu'il avait commandé l'appareillage avec toutes les précautions d'usage, adaptant la voilure au temps clément du mois d'août, barrant avec prudence, dirigeant avec sûreté une manœuvre toute simple, qui consistait à naviguer sur une eau plate et protégée, par un temps ensoleillé, poussé par une brise légère et sans risque. Puis, peu à peu, la vérité se fit jour. L'architecte excipa de plusieurs lettres comminatoires qu'il avait reçues du roi lui-même, où Gustave-Adolphe précisait les dimensions du navire, la longueur de la quille, la hauteur des francs-bords, le nombre de canons qu'il avait porté, à des fins d'efficacité dans le tir, de 24 à 36, les douze supplémentaires étant disposés sur le pont supérieur.
Roi responsable
A cette époque les navires de guerre étaient conçus pour le combat rapproché et l'abordage. Ils étaient surmontés d'une dunette arrière très haute sur l'eau, qui permettait de fusiller les équipages ennemis d'une position supérieure. Pour accroître la vitesse du Vasa, le roi avait aussi demandé que la coque soit longue et effilée. Ces exigences, toutes issues de l'auguste monarque, avaient dangereusement relevé le centre de gravité du vaisseau, ce qui accroissait en proportion la gîte, et donc le risque de chavirer. Conscients du danger, les charpentiers n'avaient pas osé avertir le roi, qui aurait très mal pris les conseils de ses artisans. Bref, il apparut bientôt au tribunal, chargé par le roi de trouver le coupable de la catastrophe, que le coupable en question n'était autre… que le roi lui-même. L'enquête traîna dès lors en longueur et au terme d'une interminable instruction, aucune sanction ne fut prononcée.
Au vrai, la catastrophe du Vasa fut pour les archéologues navals une bénédiction. Conservé à trente mètres de fond dans une eau froide qui éloignait les tarets, ces vers à bois responsables de la disparition des épaves dans des mers plus chaudes, le Vasa fut retrouvé au début des années 60, pratiquement intact. On remonta sa coque, on la traita, et on l'installa dans un hangar, à l'abri des intempéries. On remonta aussi du fond du fjord les innombrables objets qui étaient à bord, ainsi que les dépouilles de 25 marins restés prisonniers du pont inférieur pendant le naufrage. On édifia enfin un musée à l'architecture futuriste pour abriter le plus ancien, le plus beau et le mieux conservé des vaisseaux de guerre du XVIIe siècle. De tous les musées suédois, celui qui abrite le Vasa est le plus visité. Paradoxe de la vanité nationale : d'un désastre ridicule est sorti l'un des grands motifs de fierté de la Suède moderne.