Il faut bien le reconnaître : la vie de galérien n’est pas toujours agréable. Certes, on en sous-estime les avantages : une vie au grand air, de l’exercice physique, un régime frugal, une vie réglée, sans l’angoisse d’une carrière professionnelle hasardeuse, ni les tracas de la vie familiale, de grands voyages où l’on voit du pays. Mais elle a ses menus inconvénients : enchaîné à son banc, le galérien doit suivre le rythme de la navigation impulsé par le tambour du garde-chiourme. Il ne quitte jamais son poste de rameur, ni pour dormir ni pour faire ses besoins, et les galères sont renommées pour la puanteur de leur sillage. En cas de combat perdu, paralysé par ses chaînes, le galérien coule avec sa galère.
Ces réalités triviales, on les mesure en visitant le musée naval de Barcelone où l'on peut voir la galère des galères, la Real, navire amiral à la bataille de Lépante, reconstruite à l'identique. C'est une coque vernie d'une quinzaine de mètres où sont installés les bancs des rameurs. Une coursive centrale relie la plate-forme de l'avant, où se tiennent les soldats, à la haute dunette de bois peint qui abrite à l'arrière l'amiral et ses officiers. La poupe est relevée, dorée, surmontée de deux lanternes massives, la proue se termine par un éperon qui pointe au ras de l'eau. Les responsables du musée y ont adjoint un film holographique, projeté sur les bancs de la galère où l'on voit une troupe de pauvres hères décharnés, enchaînés et pâles comme des spectres qui manœuvrent debout de lourds avirons de bois. Ces fantômes furent pourtant les héros peu fêtés d'une grande bataille de l'histoire, décisive pour la chrétienté.
Expansion
La Real était le vaisseau amiral de Don Juan d'Autriche, fils naturel de Charles Quint, demi-frère, donc, du roi Philippe II, qui gouvernait alors le plus grand empire du monde. Ce souverain très catholique avait pris, sous la houlette du pape Pie V, la direction de la Sainte Ligue constituée par les Espagnols, les Vénitiens, les Maltais, les Savoyards et les Génois pour faire pièce à l'expansion musulmane en Méditerranée. Le pape Pie V, un vieillard au nez crochu et à la longue barbe blanche et roussâtre, ne cessait d'alerter les puissances chrétiennes sur les dangers de l'expansion ottomane. Mais ces puissances étaient divisées : la France tenait à son alliance de revers avec la Sublime Porte, l'Angleterre était protestante et ne souhaitait pas entrer en guerre contre les musulmans alors qu'elle avait fort à faire avec les catholiques, Venise avait signé un traité de commerce avec le sultan, Gênes vaquait à ses affaires. Jusqu'au jour où la flotte ottomane met le siège devant Chypre.
Défendue par un fier soldat vénitien, Marcantonio Bragadino, l’île résiste dans Famagouste assiégée mais, faute de secours, Bragadino doit se rendre. Les Ottomans lui promettent la vie sauve. Une altercation avec le chef des assiégeants tourne à la tragédie. Bragadino est saisi, on lui coupe le nez et les oreilles, puis on l’écorche vif sous les yeux du pacha, qui empaille son corps et l’accroche au beaupré de sa galère. Quelque 20 000 habitants de Famagouste, coupables de résistance, sont passés par le fil de l’épée.
Massacre
La chute de Chypre et le massacre subséquent provoquent le choc espéré par Pie V. L’Espagne décide de réagir. Elle noue une coalition de puissances maritimes avec Venise, Gênes, l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, qui avait mis en échec la conquête de Malte par les musulmans et placé à la tête de cette armée navale Don Juan d’Autriche, un guerrier de 25 ans au physique d’acteur américain. Aussi le 7 octobre, dans le golfe de Patras, en face de la ville grecque de Lépante, la flotte italo-espagnole, venue de Messine, affronte celle de Selim II, le sultan de l’Empire ottoman.
Les bateaux de Don Juan ne sont guère différents des galères de Thémistocle qui ont combattu à Salamine, deux mille ans plus tôt. La manœuvre est la même : propulsée par les rameurs qui tirent sur leurs avirons au rythme d’un tambour, la galère fonce de biais sur la galère ennemie et embroche sa coque de bois. Alors les soldats massés sur l’avant se jettent sur l’esquif et font un massacre des soldats adverses. A moins que ceux-ci n’aient le dessus, repoussent les assaillants et sautent à leur tour sur le bateau qui vient de les percuter. La bataille se disperse en autant d’affrontements d’infanterie qui rougissent l’eau bleue de la Méditerranée du sang des combattants.
Redoutable
Dans cet affrontement à l'ancienne, les chrétiens disposent d'un avantage conséquent : les six galéasses vénitiennes, disposées en avant de la flotte, plus grosses, plus hautes et, surtout, armées chacune de 50 canons. Quand les 200 galères du sultan se lancent à l'attaque, elles sont bombardées à bout portant par les Vénitiens, qui percent les coques et ouvrent des sillons sanglants dans les rangs des rameurs. Affaiblie, dispersée, son élan brisé, la flotte ottomane se heurte ensuite au gros des galères chrétiennes, qui portent une infanterie redoutable, dont l'un des soldats sera appelé à une certaine postérité, même s'il perd l'usage d'une main dans la bataille : il s'appelle Miguel Cervantès et se servira de son autre main pour écrire son Don Quichotte. Les Espagnols, les Vénitiens, les Génois, se ruent à l'assaut des esquifs ottomans et prennent irrésistiblement le dessus. Au centre de l'armée navale, la Real livre un duel meurtrier à la galère d'Ali Pacha Moezzin, qui commande la flotte turque. Les «tercios», soldats d'élite de l'armée espagnole, armés de hallebardes et d'arquebuses, prennent pied sur le navire ennemi et font un carnage.
Prisonnier, l'amiral ottoman est décapité et sa tête plantée sur le mât de la Real, ce qui achève de démoraliser les assaillants. A la fin de la journée, seule l'escadre du bey d'Alger, Uluç Ali Pasa, un ancien esclave promu par les musulmans, réussit à se tirer d'affaire. Les chrétiens ont perdu 7 000 hommes, mais les Ottomans 17 000. Leur conquête subit un coup d'arrêt et Philippe II d'Espagne peut se proclamer le chef séculier du monde catholique. Enchaînés sur leurs bancs, les galériens qui ont permis la victoire continuent à sillonner la Méditerranée, indifférents au sort des empires, recevant pour toute récompense le fouet des gardes-chiourmes et le mépris des populations. Les grands triomphent, les esclaves rament.