Kukku observe le train en direction de Shinjuku. Il est tranquille dans son coin, face à la fenêtre, immobile. On jurerait qu’il soupire. A dire vrai, il s’emmerde à regarder les voies toute la journée. C’est peut-être pour cette raison qu’il est si agressif. On ne peut l’approcher. Kukku est une chouette tokyoïte, une des attractions d’un bar à animaux de Harajuku, dans le sud-ouest de Tokyo, la capitale. Bars à chouettes, à serpents, à chèvres, à chats, à lapins… Ces lieux où foule et faune se rencontrent pullulent depuis quelques années dans cette ville et essaiment à travers le monde. Qu’y voit-on ? Qui s’y rend ? Visite de deux bars emblématiques.
Bar à chouettes, bof
Le Owl Village (1) n’a de «village» que le nom. Perché à mi-hauteur d’un bâtiment grisâtre, il ressemble plutôt à un grand F2. Dans la première pièce, les chouettophiles patientent. Comme dans la plupart des bars à animaux de la ville, les visites durent une heure. La première demi-heure, les clients prennent une consommation en observant à travers une baie vitrée les rapaces stockés dans la seconde pièce. Autant dire qu’on s’y ennuie, car le thé se boit vite et les gâteaux ne sont pas fameux. La seconde demi-heure, ils peuvent approcher les volatiles. Se retrouvent alors, dans un espace d’une dizaine de mètres carrés, une dizaine de touristes et une dizaine de chouettes, augmentés d’une manipulatrice. Le manque de place et le confinement des animaux font d’ailleurs débat et ont même occasionné des actions en justice pour maltraitance.
Les oiseaux, serres en laisse, voient donc défiler devant leurs yeux des ahuris souriants qui les prennent en photo. Sentent se poser sur les plumes au sommet de leur tête des doigts tremblants qui les grattouillent. Chaque chouette a son petit caractère. Puis la manipulatrice les pose sur des gants de cuir qu’ont enfilés les visiteurs, lesquels se prennent en photo façon «je-dresse-mon-faucon» en appartement. Sauf Kukku. Lui, on ne l’approche pas. Si on veut éviter un coup de bec mal placé, on le laisse tranquillement ruminer devant la fenêtre.
Au Owl Village. Photo Loulou d'Aki
Jean-Marie Bouissou, historien, spécialiste du Japon réside à Tokyo et n'a vu éclore cette passion des animaux que depuis la fin des années 80 : «Cela a émergé depuis la crise de la démographie.» Cette découverte publique des animaux «est en lien avec le manque d'enfants. Il existe par exemple des boutiques où on peut habiller son animal pour n'importe quelle occasion ; ainsi, près de chez moi, se trouve un club d'amateurs de chiens… C'est aussi une façon de recréer du lien. Dans une société où il est difficile d'exprimer ses sentiments, il est plus commode de s'adresser à l'animal.»
Le shinto est en partie animiste, et certaines races représentent aussi le réceptacle des esprits. Dans les temples, les statues de «renards, grues et blaireaux ne sont pas rares. Ce sont un peu les nains de jardin de Tokyo», explique Jean-Marie Bouissou, qui nous raconte le parcours de Momotaro, l'enfant né dans une pêche, accompagné par des animaux durant ses aventures. Et nous parle aussi d'un gars, bien réel cette fois, dans le quartier de Waseda, qui se promène, tous les dimanches, attaché à une tortue de 45 kilos à laquelle il a passé des chaussons rouges. «C'est une manière d'être quelqu'un et d'interagir avec les gens.»
Mais, dans ce bar à chouettes, l'ambiance est tout sauf nippone. Les 70 visiteurs quotidiens sont à 80 % étrangers. Hitomi, 28 ans, la préparatrice, voit peu de Japonais. Mis à part ses collègues, avec lesquels elle a tourné une vidéo promotionnelle où l'équipe est déguisée en hiboux. Non loin d'un couple de Danois (le mari n'a pas voulu approcher les piafs), Hitomi nous explique : «J'ai fait des études de calligraphie, mais il n'y a pas beaucoup de débouchés. Alors, je fais ce travail. Un spécialiste nous a appris à manipuler les chouettes, ce n'est pas très compliqué.» Il n'y a jamais d'accident, mais il ne faut pas être asthmatique.
Du vin, pas de venin
A quelques encablures, ambiance aux antipodes. Au 8F du Sampo Sogo Building, dans un univers d’une immaculée blancheur, pour 1 000 yens (8 euros) le curieux peut boire un verre devant son serpent favori. Au Tokyo Snake Center (1) quelque 80 spécimens attendent dans des baise-en-ville en verre, dont le fond est tapissé de moquette brune ou de fausse pelouse. Après avoir choisi sa boisson, le consommateur observe le reptile dans sa cage posée sur la table, les tympans savonnés d’une musique-au-mètre pianistique, type Clayderman joue Chopin en plus lent.
Notre serpent a fière allure. Il est parme, strié d’une ligne jaune. Complètement amorphe. Il s’appelle Macaron. C’est un California kingsnake. On lui parle en buvant un thé vert mais il ne répond pas. Sur la table, une notice détaille que les serpents sont en bonne santé et dégagés de leur venin. Pour une somme supplémentaire, on peut ensuite s’installer sur un canapé style Louis-XV en skaï bordeaux. Un manipulateur vous passe alors les reptiles que vous pouvez caresser ou faire glisser autour de votre cou. N’ayant pas d’appétit pour ces expériences, on choisit pour le même prix la pomme au four maison.
On peut aussi trouver dans la ville des bars à chèvres, à chats, à lapins… Photo Loulou d’Aki
Quel intérêt de manger une pomme au four entouré de serpents japonais ? Celui de se trouver au milieu de passionnés. Le type qui a monté ce snake center, Hisamitsu, 52 ans, est habillé de noir, visage taillé à la serpe, une ceinture de serpent à la taille - une fausse. Hisamitsu travaillait pour la compagnie nationale de téléphone, mais la passion de cet ingénieur c'était les reptiles. Il y a trois ans, il a tout laissé tomber et a profité de l'engouement des bars à animaux pour monter ce lieu, premier du genre au monde. Copié depuis, il reçoit 1 000 clients par mois, 31 000 personnes depuis l'ouverture, 80 % d'entre elles touchent aux reptiles et 116 (0,4 %) ont été mordues sans gravité. Dans la salle, d'autres passionnés. Ukyo et Nami ne viennent pas ici en touristes ou en curieux. Ils ont 20 ans, habitent Tokyo et adorent les serpents. Mais ne peuvent en accueillir un chez eux. «Vous savez, les parents avec un enfant et un animal, c'est un schéma très rare au Japon», nous avait averti Jean-Marie Bouissou. Aussi les deux Tokyoïtes viennent dans cet endroit chaleureux, bien qu'aseptisé, pour posséder pendant une demi-heure un python ou un cobra. «Les toucher, c'est féerique», s'extasient-ils avant de s'asseoir sur le canapé. Ils se passent les reptiles, les embrassent, les caressent, rient. Ils parviennent à installer une complicité avec l'animal, qu'ils semblent connaître depuis leur plus tendre enfance. Bluffé, on est repartis avec un goodies, une jolie tasse peinte maison avec un serpent dessus.
(1) Owlvillage.jp
(2) Snakecenter.jp