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Libération
Reportage

Le bio, «un engagement, une démarche de sens»

Une saison en hiverdossier
Mathilde et Fabrice ont une exploitation de reblochon biologique en Haute-Savoie. Une exception dans la région.
Séchage des reblochons fermiers bio au Bouchet-Mont-Charvin. (Photo Thomas Louapre. Divergence)
par François Carrel, Envoyé spécial au Bouchet-Mont-Charvin (Haute-Savoie)
publié le 16 novembre 2018 à 19h06

«En vivant ici, tous les jours en pleine montagne, on ne peut pas faire autrement que de respecter notre milieu de vie, notre environnement. Choisir de produire du reblochon fermier bio, c'est un engagement, une démarche de sens pour nos clients et pour nous.» Fabrice Ruphy, mince et athlétique paysan de 26 ans, sourit et présente d'un geste ample le panorama qu'il a sous les yeux. Depuis sa ferme des Pezières, blottie à 1 300 mètres d'altitude contre le flanc sud de la montagne de Sulens, il domine la vallée préservée du Bouchet, surmontée par l'imposant mont Charvin, l'un des grands sommets des Aravis.

Ce massif préalpin aux pentes douces et à l’altitude modeste, situé entre Annecy, Albertville et Megève, à cheval entre Savoie et Haute-Savoie, reste façonné par une agriculture en pleine santé. Ici, on est au pays du reblochon. Ce fromage alpin au lait cru - pâte pressée non cuite, texture onctueuse, pointes de sous-bois et de noisette - bénéficie d’une appellation d’origine protégée (AOP) sexagénaire, et est très demandé ; dans les Aravis, alpages et prairies sont soignés, pas question de laisser la forêt gagner du terrain…

«Immunité». C'est encore plus vrai qu'ailleurs au groupement agricole d'exploitation en commun (Gaec) de la ferme de Pezières, fondé en 2014 par Fabrice et sa compagne, Mathilde Duthier. Le fourrage bio est rare et cher, alors le couple produit 100 % de son foin. Ils n'utilisent que du fumier et du lisier pour amender leurs 50 hectares de prairies de fenaison ou de pâturage, dont la majorité située d'un seul tenant autour de la ferme, en altitude. Leur troupeau est donc nourri toute l'année à l'herbe et au foin bio d'alpage, agrémentés de fleurs de montagne… Ceci explique l'extraordinaire saveur de leur reblochon. S'il y a 130 producteurs de reblochons fermiers dans les Aravis, seuls trois sont bio, dont la ferme des Pezières. Le bio représente un surcroît de travail et de contraintes que peu de producteurs choisissent : le cahier des charges de l'AOP, très contraignant, impose déjà une agriculture raisonnée, excluant par exemple OGM et produits fermentés issus de l'ensilage (une méthode de conservation du fourrage par voie humide) pour l'alimentation des bêtes.

Fabrice, jeune agriculteur, nourrit ses vaches en leur donnant du foin récolté sur les alpages pendant la belle saison. (Photo Thomas Louapre. Divergence)

Mathilde et Fabrice ont vingt vaches laitières, quinze génisses et cinq veaux, de races abondance,montbéliarde et tarine. Un troupeau de taille réduite, soigné aux plantes, aux huiles essentielles et à l'homéopathie. Mathilde, 28 ans, originaire d'Indre-et-Loire et venue en Haute-Savoie pour se former à la transformation du lait, n'imaginait pas une autre forme d'élevage : «Ce qui m'a donné envie de faire ce métier, c'est d'avoir vu de petites exploitations, une taille qui permet de connaître les vaches, de les soigner, de les aimer, et où toutes ont un nom.» De fait, Jongleuse, Ironie, Orchidée, Nouméa, Immortelle et les autres ont leur place attitrée dans l'étable et ne passent pas un jour sans sortir en plein air. Elles font la fierté de Fabrice : «Un troupeau, c'est le travail d'une vie.» Lorsqu'il a repris le cheptel de son oncle, qui faisait déjà du reblochon, il a fallu adapter les animaux au bio, accepter de perdre les vaches les moins résistantes en ne les soignant plus qu'en dernier recours aux antibiotiques. Désormais, le troupeau est formé de «vaches solides, qui ont développé une certaine immunité, avec des veaux peu malades», se félicite Fabrice.

Incongru dans le paysage local, le jeune couple a été soutenu par la commune, ravie de les voir s’installer ; un ex-vétérinaire de Thônes, féru de médecines douces, qui les fournit en huiles essentielles et bons conseils ; et par l’exigeante maison d’affinage Joseph Paccard, dans la vallée voisine de Manigod, qui a fait le pari du bio. L’artisan affineur commercialise 30 % de la production de Mathilde et Fabrice… mais pas plus car le couple écoule désormais en direct ses produits, qui s’arrachent. Mathilde part ainsi deux ou trois matins par semaine sur les marchés vendre ses reblochons, mais aussi des tommes au goût fleuri et des faisselles. Ils fournissent également un réseau de magasins et des fromageries, jusqu’à Marseille, et des clients d’Annecy montent à l’occasion à la ferme.

Danse. Il leur faut trois semaines et quatre litres de lait pour faire un reblochon. Deux fois par jour, Mathilde fabrique le fromage, cérémonial manuel, précis et sensuel : cuve à 33-34 °C, ferment, puis présure, gestes précis et magiques du décaillage, pressage dans des moules garnis de toile de lin. Chaque reblochon danse ensuite entre ses mains pour être frotté au sel fin de Camargue, avant de rejoindre sa planche d'épicéa au séchoir, d'être retourné chaque jour, ensemencé à la moisissure de reblochon, et enfin lavé et transféré, toujours sur son épicéa, à la cave d'affinage.

Entre la fromagerie et l'étable mitoyenne, où le couple passe cinq heures le matin et trois heures le soir, trône le parc d'Ombeline, leur fille née il y a dix mois. Ils ont avancé l'heure de la traite à 4 h 30 pour pouvoir passer plus de temps tous les trois à la mi-journée… mais le rythme de double transformation quotidienne du lait imposée par l'AOP reste dur, surtout si on y ajoute les marchés pour Mathilde et les 100 tonnes de foin à rentrer pour Fabrice. Quatre jours seulement de vacances l'an dernier, les skis qui prennent la poussière dans la grange, la fatigue qui plombe... Ils ne veulent pas produire plus mais avec moins d'efforts, grâce à un nouveau bâtiment permettant la stabulation libre. «Bien sûr, on vit dans une société de loisirs dont nous sommes un peu exclus, mais notre cadre de vie nous permet de l'accepter. C'est notre caractère de vivre dans cette maison d'alpage, hors de tout réseau, dans le respect de l'animal, expliquent Mathilde et Fabrice. On tire la langue, mais on a un produit noble.»