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Libération
Beau livre

Dadoo Rhum, Rhum...

Depuis quarante ans, la Route du Rhum attire tous les quatre ans les plus grands marins. Récit d'une épopée.
Francis Joyon, après sa victoire le 11 novembre 2018. (Photo Loïc Venance. AFP)
publié le 21 décembre 2018 à 12h00

Cela commence par un larcin. Raconté par Florent de Kersauzon : «on ne parle jamais de moi pour cette course, car ils me l'ont volée […] Je voulais juste qu'on reconnaisse un peu mes droits. Avec Bernard Haas, on a tout fait. On a même écrit le règlement de la course. Etevenon en a fait la promo et c'est lui qui a déposé la marque en tant qu'unique créateur […] Maintenant, j'ai un gros mouchoir posé dessus. Mais c'est aussi comme ça que naissent les légendes». Dino Di Meo, (longtemps journaliste à Libération) et Antoine Garapon s'y connaissent, en légendes. Leur livre, L'épopée transatlantique, les multicoques sous l'emprise du Rhum (Hugo et Cie) est une ode aux skippers aventuriers, autant qu'à leurs bateaux. Des bateaux, hum… disons, comme Eric Tabarly, «des engins à trois pattes» (les trimarans), ou des bestioles surgies de nulle part, comme Club Méditerranée, 4 mâts et soixante-douze mètres de long! Mais bon, ces premières transats ont tout du bizutage et de la folle dérouillée. «On n'avait pas les moyens qu'on a maintenant. On assumait tout. Pas de prévisions météo fiables pour nos petits budgets. On n'avait pas de radio. En fait, on n'avait rien du tout», résume Guy Delage.

Accidents

Ainsi le premier Rhum se change-t-il en hécatombe. «Marc Pajot aborde un voilier spectateur, Eugène Riguidel un ferry-boat, Yvon Fauconnier, Chay Blyth, Pierre Felhman voient leurs pilotes défaillir et après onze jours de course, Alain Colas ne répond plus. Personne, sur l'eau comme à terre, ne sait vraiment ce qui se passe en mer». Surréaliste! Cette année-là, le «petit multicoque de Mike Birch déboule de nulle part et remporte la course de… 98 secondes». Guy Delage, «l'inventeur illuminé», rappelle que, pour lui, cette première a connu «cinq dépressions dont deux à plus de soixante nœuds au près. Donc c'était dur». Mais Delage précise. «A Saint-Malo, c'était assez drôle car je n'étais pas du tout de ce monde-là… Ca permettait d'aller voir comment naviguaient les autres et, si on était en dehors de ce milieu, capables d'être un petit peu dans le coup. Et fait, je ne savais pas si j'avais envie de faire partie de ce monde-là. Un monde très hétéroclite, des gens de tous horizons, presque tous des gosses de riches». Bon, Delage n'en fait pas partie, d'accord. «Mais ils (les navigateurs) venaient d'un peu partout. C'était peut-être ça qui faisait la richesse de cette première Route du Rhum […] on était toujours immergés avec soi-même […] et c'était surtout le plaisir de naviguer, dans la souffrance, dans l'isolement. Ce qui faisait peut-être un des grands intérêts de la course».

Ce qui constitue un des intérêts du livre, c’est bien entendu sa richesse iconographique, ces formats multiples, délivrés à coups de guillemets et grand renfort de citations, et surtout, la parole si souvent laissée à ces marins.

Donc, laissons dire Vincent Lauriot-Prévost, architecte naval : «Malinovski s'était fait construire un bateau pour ça. Pour lui, un cigare de 20 mètres était l'arme absolue. Il s'est trompé de débat. Il s'est ensuite entêté à vouloir reconstruire un monocoque pensant qu'il allait se refaire. Il s'est encore fait battre». C'est ainsi avec la course: d'éternelles parties de qui croit gagner-perd, et aussi, pour certains, de qui perd tout, et définitivement. Ainsi ces interrogations qui taraudent toujours les skippers sur leur collègue Alain Colas. Florent de Kersauzon : «Quelles sont les causes probables du naufrage? Une voie d'eau […] la désintégration des bras de liaison, un abordage avec un cargo? […] Un bateau bleu et blanc, après une tempête, c'est difficile à repérer». Guy Delage surenchérit, dans une sortie quasiment métaphysique : «je pense qu'il n'a jamais été à l'endroit où il disait être».

Ainsi va la vie des marins. Suivent, dans l'ouvrage, de belles images de Florence Arthaud. Delage, décidément disert, en 1978 : «Elle, c'était une petite nana perdue… Elle était un peu paumée et surtout il lui manquait pas mal de bases à l'époque, dont la météo. Donc on décide de faire une course d'équipe… Je lui disais où j'allais passer. Elle suit. On essaie de faire des quarts alternés. Nous avons tenu comme cela jusqu'au bout». De toute façon, elle ne pourra pas contredire. Un an plus tard, voilà l'histoire tragique de Rosières, «bateau maudit». Encore Delage…

Lire aussi le grand format de Libération Route du Rhum: Quarante ans d'ivresse et de déboire

«On se rend compte qu’il faut renforcer les coques. Je passais mes journées sur le chantier, je prends le flotteur sur la jambe et je me retrouve à l’hôpital, je manque de perdre un genou car personne ne veut m’opérer (grève des médecins). On remet le bateau à l’eau et trouvons un noyé sous le bateau. On perd les voiles en camion. On le remorque sur la Loire et on s’aperçoit que le flotteur ne fonctionne pas, qu’il se met en travers… Au mouillage, le bateau part tout seul avec son mouillage etc. Finalement, il va se plier tout doucement».

Mais nous voilà déjà à l'an 3, 1986, au cours de laquelle les bateaux à foils font leur apparition. «La course est une hécatombe. Florence Arthaud se déroute pour porter assistance à Loïc Caradec, en vain. Le marin disparaît. Apricot, de Tony Bullimore, se disloque contre les rochers. Charente-Maritime abandonne. Jean Stalaven chavire. Le trimaran Côte d'Or d'Eric Tabarly jette l'éponge. Jet Service démâte. Laiterie MSM heurte un cargo et Royale II se retourne. Poupon, sur Fleury Michon VIII, l'emporte haut la main». Ouf. Le gagnant ne pavoise pas pour autant. «J'avais un bateau fait pour ça et j'ai gagné. Mais j'ai perdu un ami, Loïc Caradec. A l'époque, c'étaient les mâts-ailes. C'était un peu le danger sur les catamarans […] Il y a eu un fort coup de vent et son mât-aile l'a emporté au fond. J'ai terminé la course en sachant que mon concurrent principal et ami n'était plus là. Mais c'est l'épée de Damoclès avec laquelle on vit».

Secours

Et puis, bien sûr, vient la tempête, lors de la course de 2002, et ses conséquences, racontées par Laurent Bourgnon, pourtant à bord du «bateau le plus marin de la flotte».

«Il y avait pas mal d'eau au fond de la coque, et, la nuit, je grelottais […] mais le plus dur, c'était la privation d'eau et de nourriture (Tout était dans une cabine à l'avant où je ne pouvais pas accéder). Ne pas manger, ça ne pose pas de problèmes, mais ne pas boire, c'est dur. Tu te déshydrates à petit feu. Je n'étais pas en danger de mort absolu, mais il a fallu lutter. Surtout, le doute […] les secours vont-ils vraiment arriver? […] Finalement, ils sont arrivés au bout de cinq jours. C'était vraiment limite. […] Plus tard, nous sommes retournés chercher le bateau. Il gisait à l'envers, juste à côté du bateau de Monnet qui était déchiqueté de partout. J'étais soulagé, mais l'endroit avait des allures de scène de crime.»

La vie, la mort, la mer. L’histoire d’une course hors-norme.