Tous les ans, le carnaval de Rio de Janeiro offre au monde entier ses images syncopées de chars multicolores surchargés de paillettes, de plumes et de seins dénudés. Un temps de folie, de fièvre et de liesse, mais également d’effervescence politique. Cette année l’ombre du président Jair Bolsonaro, connu pour ses propos racistes et homophobes, ne manquera pas de planer sur les festivités. Plus que jamais, le défilé sera militant.
Déjà l'an passé, le carnaval (qui avait vu ses ressources publiques divisées par deux) grimaçait sous les masques. Dans l'été austral aussi étouffant que le climat politique, les Cariocas attendaient l'orage et un vent de contestation colorait les chars des écoles de samba et les déguisements des fêtards enivrés. Retour, à travers quelques défilés emblématiques, sur une semaine de folia alors que démarre au Brésil l'édition 2019.
Au sambodrome, le défilé pailleté et policé
La nuit peine à imposer son obscurité à Rio de Janeiro. Le carnaval est là et la lumière du sambodrome le clame sur tous les toits de la ville. Des hordes de Brésiliens et de touristes se pressent aux portes du temple de la samba. Et quel temple… Une large avenue située dans un quartier populaire, entre zone portuaire et favelas. Une simple ligne droite bordée de gradins construite par l’architecte Oscar Niemeyer, 720 mètres d’asphalte qui vont vibrer pour la samba, 720 mètres qui attirent déjà les regards du monde entier.
Car c’est ici que va se jouer le carnaval des télévisions. Celui qui brille, le défilé millimétré, pailleté et policé. Et dans cette brillante effervescence, rien ou presque ne dit la tension qui pèse sur les participants. Pourtant, seule l’élite de la samba peut y parader. Pour les douze écoles sélectionnées, il s’agit non seulement d’un grand show haut en couleurs, mais aussi d’une âpre compétition. Chacune est notée sur des critères très précis : la chorégraphie, la musique, la scénographie, les déguisements, le rythme et le thème choisi. Les premiers danseurs se laissent apercevoir au loin et, très vite, c’est un déferlement de chars, de percussionnistes et de plumes…
En 2018, Beija-Flor, l’école victorieuse, a fait défiler sur ses chars le quotidien des favelas, les hommes d’affaires véreux, la mort des enfants, les policiers assassinés et les inégalités qui rugissent. Elle a chanté et dansé sa critique d’un Brésil gangrené par l’intolérance, la corruption et la violence. Le symbole du malaise d’une société…
Céu Na Terra, le défilé traditionnel
Mais la folia du carnaval ne se limite pas au grand show officiel du sambodrome. Dans tous les quartiers, sur toutes les places, des groupes de musiques - les blocos - défilent. Et, partout, vêtus de perruques, de costumes ingénieux ou de très minces pièces d'étoffe, les participants s'exhibent, se pavanent et clament leur liberté. A 7 heures, le bloco Céu Na Terra en appelle aux lève-tôt. Sur les hauteurs du quartier de Santa Teresa, les foliões - participants du carnaval - se rassemblent et entament un petit-déj à la bière ou à la cachaça. Le soleil a commencé sa course et, déjà, l'alcool se dilate dans une âcre odeur de sueur. Aux rythmes des tambours - gros surdo, élégante conga ou délicat tambourin -, cariocas et étrangers déambulent d'un même pas. A défaut de costume ou de maquillage professionnel, on improvise des déguisements. La fête l'exige, prière de se travestir.
Le défilé traditionnel Céu Na Terra, en février 2017. Photo EPA. MAXPPP
Cordão do Prata Preta, le défilé engagé
Partout, les messages politiques émaillent le carnaval et nombreux sont les blocos à afficher leur engagement en étendard. Dans le quartier portuaire de Gamboa, le bloco Cordão do Prata Preta érige un drapeau bleu, blanc, rouge, avec, en son centre, un docker noir, un hommage rendu à Horácio José da Silva, pratiquant de capoeira, qui aurait été l'un des leaders de la révolte populaire des vaccins en 1904. Ici, les participants se disent communistes. Baraquements, odeurs de saucisses et fanfare, l'événement n'est pas sans rappeler la Fête de l'Huma. La faucille et le marteau tatoués sur l'avant-bras, une fille, vêtue de paillettes et de résilles, chaloupe à la cadence d'un pandeiro (tambourin à cymbalettes d'origine arabe). Le tempo s'accélère. Les hanches de la danseuse improvisée suivent la mesure. Dans un éclat de rire, le musicien conclut le numéro d'un tonitruant «nous sommes des révolutionnaires», avant d'embrasser les spectateurs décontenancés.
Vamo E.T., le défilé déluré
Vamo E.T. fait partie des blocos non officiels : l’heure et le lieu exacts se transmettent par textos. Son nom annonce le thème - extraterrestre, évidemment - mais il cache aussi une invitation licencieuse, qui pourrait se traduire par «allons baiser». Ici, les carnavaliers sont habillés en magiciens intergalactiques, en elfes en maillot de bain, en insectes à antennes et collants ajourés, ou en soucoupes volantes aguicheuses. Les musiques sont paillardes et les danses lancinantes. Entre fantasmes interstellaires et travestissements grivois, la consigne est respectée. Une peluche E.T. se balade au-dessus de nos têtes. Extravagance oblige, la mascotte du bloco façon téléphone-maison finira par perdre sa jupe à paillettes pour mieux exhiber un bikini affriolant.
Bate-Bola, le défilé belliqueux
Au fil des jours, une irrévérence fougueuse s’invite à la fête. Les déguisements se font plus légers. Les pagnes tombent, les sous-vêtements sont légion. Quand soudain, en plein centre de Rio, au milieu de la foule si peu couverte, apparaît une dizaine d’hommes plantureusement vêtus. Singuliers personnages habillés à l’identique. Des parures de plumes blanches, de larges jupons, des vestes toutes en volumes, des leggings en patchwork, des gants. Leurs masques évoquent des guerriers africains, leurs couleurs fluo des mangas japonais. Une étrangeté singulière, quasi menaçante, émane de ces matassins. Le premier groupe sera vite rejoint par d’autres aux costumes similaires. Armés de ballons ovales - noués au bout d’un bâton - qu’ils frappent au sol, les deux bandes rivales semblent s’affronter. C’est de là que leur vient le nom de cette tradition «Bate-Bola», «frappe balle» en portugais. Associés aux quartiers populaires de Rio, les clowns ont pour réputation de semer la violence. Etrange démonstration de force,tonitruante mais inoffensive.
Le Bate-Bola où les déguisements s’inspirent de masques de guerriers africains ou de mangas japonais. Photos Light Rocket via Getty Images
Les dernières heures du carnaval s’approchent sur le mont Corcovado et les collines qui enserrent la baie. Une tempête d’éclairs livre le clou du spectacle. Un orage sec, lumineux et flamboyant recouvre la ville. Et puis viennent les pluies tant attendues, rapidement transformées en torrents qui dévalent les rues étroites de Santa Teresa. Des flots indomptables à l’image de ces récentes et magistrales exubérances.