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Amazonie colombienne

Serranía de la Lindosa, de frasques en fresques

Grandes destinationsdossier
Inaccessibles depuis plus de trente ans parce qu’en pleine zone de combats avec les Farc, d’incroyables peintures rupestres se découvrent peu à peu aux chercheurs et aux visiteurs de ce parc aux portes de l’Amazonie colombienne. Un musée à ciel ouvert que nous avons visité en compagnie d’une expédition scientifique.
Le parc national de Chiribiquete, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 2018, abriterait, lui aussi, plus de 70 000 peintures rupestres. (Photo Guillermo Legaria. AFP)
publié le 29 mars 2019 à 17h08
(mis à jour le 1er avril 2019 à 12h19)

L'explorateur français Alain Gheerbrant est peut-être l'un des premiers Blancs à avoir découvert cette «falaise d'un blanc éclatant» sur laquelle «des animaux, des hommes et des singes rouges se chevauchent en un palimpseste de danses immobiles. Nous étions devant quelque chose de tout à fait nouveau, d'absolument original dans l'histoire des arts primitifs» (1). C'était en 1948. Prisonniers du long conflit colombien, ces incroyables dessins ocre - mains, signes géométriques, animaux mystérieux - qui surgissent au détour d'un sentier dans le vert profond de la forêt amazonienne commencent tout juste à passionner les chercheurs et à dévoiler leur beauté aux voyageurs.

A l’époque, il avait fallu des heures de marche éreintante et beaucoup de persévérance pour se frayer un chemin à travers la forêt vierge et observer ces peintures ancestrales. Aujourd’hui, cet incroyable musée à ciel ouvert dans la jungle se mérite toujours, certes, mais il est bien plus facile d’accès. De Bogotá, la capitale colombienne, plusieurs vols desservent San José del Guaviare, chef-lieu de la région et une des portes d’entrée de l’Amazonie colombienne.

Tapirs et mammouths tropicaux

Passé le bourg, qui fut longtemps le royaume de la coca et des Farc, on poursuit en bateau par le fleuve ou en voiture par une piste, jusqu’à El Raudal del Guayabero. Autour de deux modestes épiceries et d’un café, quelques guides y attendent les visiteurs. Pour arriver au pied des peintures de la Serranía de la Lindosa, zone décrétée, en juin 2018, aire archéologique protégée par les autorités colombiennes, il ne reste alors qu’une ultime marche dans la forêt, à travers les palmiers, les lianes et les arbres à caoutchouc. Et c’est ainsi que l’on croise des papillons jaune et bleu grands comme la paume d’une main, que l’on entend les singes roux crier dans les cimes, que l’on voit s’envoler les toucans, les perroquets et autant d’oiseaux bariolés, tout en écoutant les récits de Barbas, notre guide qui a vécu des années dans la forêt avec les Indiens nukaks, un des peuples en péril de la région, à propos des esprits et des animaux mythiques qui peuplent les lieux.

On arrive enfin. Et la magie commence. Deux gros mastodontes ocre rouge se font face, très haut sur la paroi blanche. Plus bas, ce qui pourrait être des tapirs ou des mammouths tropicaux. Puis des signes géométriques, des mains dessinées d'adultes et d'enfants, un couple enlacé, d'autres animaux, dont les visiteurs et les scientifiques tentent de deviner l'identité. Un tatou ? Des cerfs ? Des sangliers ? Des lamas ? Un immense serpent muni de pieds ? L'étude systématique et scientifique de ces trésors de l'humanité vient à peine de commencer. «Il a fallu attendre les années 90 pour que commencent les premières expéditions scientifiques, raconte Andrés López, historien à l'Institut colombien d'anthropologie et d'histoire (Icanh), mais c'est surtout depuis 2015 [date de l'arrêt des combats avec les Farc, ndlr] que les scientifiques peuvent y passer du temps.»

Plus au sud de la Serranía de la Lindosa, le parc national de Chiribiquete, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco en 2018, et dont l’Etat colombien vient d’autoriser le survol par des opérateurs touristiques, abriterait, lui aussi, plus de 70 000 peintures rupestres. Elles se trouvent toutes sur les falaises immenses des tepuys, ces curieuses formations rocheuses qui datent de l’époque précambrienne - la première ère géologique de l’histoire de la Terre - et qui émergent de la forêt. D’après des témoignages, des populations non contactées y vivent encore et, qui sait, continuent de peindre sur ces panneaux considérés comme sacrés.

Mais la grande interrogation qui agite les milieux scientifiques, c'est de savoir à quand remonte la création de ces peintures. Conçues avec un minéral (essentiellement du manganèse) qui a garanti leur conservation jusqu'ici, elles ne peuvent être datées, contrairement aux vestiges - graines brûlées, dents, os humains, céramiques, silex - que les archéologues pistent au pied des fresques. Les échantillons d'une première expédition, en 2015, ont pu être datés au carbone 14 avec certitude : 12 200 ans.«Et nous avons des éléments pour vérifier une autre date : 19 000 ans», souligne le professeur Gaspar Morcote-Ríos, archéologue de l'Université nationale de Colombie, rencontré en novembre, qui fouille dans la région avec une équipe anglo-colombienne. Ces spécialistes en paléobotanique sont surtout passionnés de pollens et de phytolithes, ces éléments microscopiques qu'on trouve dans les sols et qui sont autant d'empreintes racontant l'histoire des peuples de la forêt, des changements climatiques, la domestication des espèces, l'introduction de l'agriculture…

Paradis

Mais les dessins pourraient bouleverser ce que l'on sait du peuplement de cette région, qui reste encore très mystérieuse. «Si ces gros bœufs sont bien des mastodontes, cela confirme que l'Amazonie était peuplée à l'ère de la mégafaune, ces grands animaux du pléistocène qui se sont éteints pendant l'holocène» (2), poursuit Gaspar Morcote-Ríos en désignant de drôles d'animaux dessinés sur le panneau dit de Cerro Azul. «Le plus incroyable, c'est sans doute ce cheval», renchérit un chercheur, qui explique que les équidés ont été introduits sur le continent par les Espagnols au XVe siècle. Il pourrait alors s'agir d'un cheval préhistorique dont la race s'est éteinte il y a 10 000 ans.

Selon d'autres archéologues, certaines fresques montrent aussi les chiens de guerre que les conquistadors lançaient cruellement contre les populations autochtones. On sait que Philipp von Hutten, aventurier allemand du XVIe siècle et dernier gouverneur allemand du Venezuela, s'était enfoncé dans ces parages à la recherche de l'Eldorado. Sont-ce ses chiens ? Si c'est bien le cas, cela signifierait que les artistes de la forêt ont poursuivi leur œuvre des siècles durant.

Avant de quitter les lieux, les amateurs de nature ne manqueront pas une visite du parc national Serranía de la Macarena, à huit heures de route ou de bateau vers l’ouest, en remontant le fleuve Guayabero. Dans cet autre paradis longtemps caché, outre les peintures rupestres de la période précolombienne, entre juin et novembre, on y trouve le fameux Caño Cristales, la spectaculaire rivière «aux cinq couleurs», du fait des plantes aquatiques endémiques qu’elle abrite. Un art tout aussi précieux.

(1) Expédition Orénoque-Amazone, éd. Folio (1992).

(2) L'holocène est une époque géologique s'étendant sur les 10 000 dernières années, toujours en cours.

Y aller

Paris-Bogotá : vol quotidien direct. Bogotá-San José del Guaviare : par avion (45 min) ou en bus (8 heures).

Y manger

El Dorado simple et typique, pour le poisson du fleuve,

Transversal 23 # 13-19, San José del Guaviare.

Nomadas plus urbain, calle 10, San José del Guaviare.

Y dormir

Hôtel El Aeropuerto, avec une petite piscine, env. 50 € la nuit. Calle 10 numéro 23-44, barrio el Dorado, San José del Guaviare. Rens. : +57 314 3575133.