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Jura

Jura, pâtures et découvertes

Né à Genève en 1907, l’explorateur Paul-Emile Victor a grandi dans le Jura. Rivières, montagnes, forêts de buis et cyclamens sont le décor de ses premières explorations.
Le 21 avril 2019, dans le Jura. Beaume-les-messieurs. Cascades des Tufs.
par Léa Charron, Envoyée spéciale dans le Jura Photos Claire Jachymiak
publié le 3 mai 2019 à 19h36
(mis à jour le 6 mai 2019 à 9h34)

Paul-Emile Victor vient des sommets. Lui, l'arpenteur curieux des mondes polaires, mort à 87 ans après une vie de roman d'aventures, ethnologue et grand explorateur du XXe siècle, restait inlassablement imprégné sur la banquise mille fois arpentée d'un mélange d'odeurs «bien de chez lui» : sapins vernis de pluie, buis sur les collines, cyclamens dans la terre veloutée (1). Souvenir olfactif, exquis peut-être, de l'océan de verdure et de roche qu'il sillonnait gamin à l'ouest des rives du lac Léman, dans le royaume du lynx : les forêts du Jura.

Il a grandi là, lilliputien dans cette étendue de montagnes autrefois mer du Jurassique, tropicale et peu profonde. Il transformait les alpages en terrains de jeux, apprenait à se débrouiller dans la nature avec la troupe des éclaireurs de France, vivait ses premières expéditions entre le grenier et le jardin de la maison familiale, à Lons-le-Saunier. Rien n’indique que son fantôme hante encore les lieux. On l’évoque d’avantage à d’autres points du globe, plus largement médiatisés et autrement plus exotiques : le Groënland, les étendues désertes de l’Antarctique ou Bora-Bora, où il s’éteignit en 1995. Retour au pays de l’enfance.

1- Lons-le-Saunier

Pour découvrir ses explorations enfantines, il faut au préalable s’éloigner de ces cartes postales au bleu transparent pour se rapprocher d’une autre, plus discrète. Celle d’une «ville de sel» édifiée par les Romains, devenue chef-lieu du département. Ici, la dimension verticale surprend. Dans ce menu morceau du croissant que forme le massif du Jura, celui qui ne compte pas les plus grands sommets, on s’étonne des hautes roches calcaires et falaises recouvertes d’épicéa, d’où jaillissent buses et milans royaux, rivières tumultueuses et gigantesques cascades et où cheminent, entre les myosotis indigo, d’anciennes voies ferrées d’altitude transformées en voies vertes. En contrebas, façonnée par l’érosion, repose l’une des sept «reculées» du Jura (vallées en cul-de-sac), peuplée au printemps de jonquilles et d’ail des ours.

Lons-le-Saunier est une ville engoncée dans un val, en bordure des premiers contreforts. Lieu idéal, à l'époque gallo-romaine, pour extraire de l'eau salée, qui fit un temps sa richesse. L'ex-source thermale du Puits salé, où le petit Paul-Emile apprit à nager la brasse au bout de la canne à pêche du père, se cache désormais dans un bâtiment. Les curiosités de la «ville du sel» se sont déplacées du côté du grandiose parc des Bains, qui abrite un bel établissement thermal depuis 1892, et autour de la place de la Liberté. On flâne dans la rue aux 146 arcades, devant le théâtre à l'italienne et ses deux grands cafés à l'ancienne, et on imagine l'enfant Victor, aux beaux jours, jouer au chat perché sur les murets des villas. Dans le quartier de la Gare, c'est surtout le mufle de la Vache qui rit qui intrigue. Il surplombe les usines des Fromageries Bel, qui déposèrent la marque en 1921. Voilà un siècle, dans ces mêmes entrepôts le soir, en catimini, la «bande piaillante» de l'explorateur simulait la rencontre des Indiens et des visages pâles, dans les labyrinthes formés par les piles de meules de comté.

2- La Villa Bernard

Non loin, l'étroite rue des Quarts a changé de nom, la Villa Bernard, maison familiale, existe toujours et la fabrique de pipes et de stylos du père, logée dans l'ancienne Imprimerie moderne mitoyenne, n'a plus le même visage. Peut-être parce que le fils Victor a choisi un autre destin. Seule une plaque indique que l'explorateur et sa famille ont vécu ici. Dans le grenier, le petit PEV avait déjà recouvert les murs de sa «mansarde» avec cartes et photos de l'Arctique et du Pacifique sud, destinations qui allaient, plus tard, aimanter sa vie. Dehors, il partait avec sa sœur à la conquête du «fouillis enchevêtré de ronces, de buissons sauvages, d'orties et de mauvaises herbes» du jardin. Plus grand, il se réfugiait dans une grotte artificielle, son antre, découverte sous une bosse du terrain, pour lire, avec une boîte à musique sur les genoux, les Aventures du capitaine Hatteras de Jules Verne ou celles d'Arthur Gordon Pym, d'Edgar Poe.

3- La Vallière

Avant la Villa Bernard, les Victor vécurent trois ans dans une maison qui bordait La Vallière. Là, l'enfant trouillard craignait la nuit, ses murmures et ses ombres. La faute à un ouvrier chagriné et alcoolisé, tombé un soir dans les eaux alors «noirâtres et particulièrement basses en hiver». La rivière ne coule plus à Lons-le-Saunier, elle a été recouverte à la fin des années 50. On la longe à l'air libre uniquement sur quelques mètres, en amont du parc des Bains. On peut apprécier ses jeux d'eau, particulièrement torrides au début du printemps, à l'occasion d'une promenade à Revigny, au fond de la reculée voisine.

Entre les frênes et les acacias, lavoirs et fontaines, la rivière longe d'anciens ateliers où l'on tournait le bois du Haut-Jura (il y en a encore un en activité) et les maisons vigneronnes en pierre calcaire. On traverse une poignée de rues pleines de surprises, une vie paisible et créative. Le Valtroquet, café associatif, vient de voir le jour ; il ouvre le mercredi matin dans la salle des fêtes. La petite église de l'Assomption, quant à elle, inscrite au titre des monuments historiques, attend la restauration d'une fresque impressionnante, découverte en 2013 sur les trois murs de son chœur. Datées du XVe siècle, ces peintures remarquables interpellent : elles illustrent les derniers jours du Christ en 17 panneaux et non 14, comme en comptent les chemins de croix actuels.

4- Montaigu

«J'avais rempli le sac à dos de cailloux : une vingtaine de kilos. Je grimpais la côte de Montaigu aussi vite que je le pouvais et la dégringolais au triple galop. D'abord pour me maintenir en forme. […] Enfin, par besoin, un besoin impérieux de me fatiguer, de me défoncer, de m'éclater…» (1). Huit kilomètres aller-retour, 400 m de dénivelé. C'est ce qu'il fallait au jeune actif quand il se morfondait dans l'usine du père, pour se défouler quotidiennement : «Inconscient du crachin, des flaques, des grosses gouttes qui tombent des platanes, des nuages descendus dans la plaine.» On grimpe à Montaigu en longeant des champs d'herbes hautes et un petit vignoble. Le bourg est adroitement perché sur le point culminant d'un rocher. Du belvédère, on domine Lons-le-Saunier et les prémisses de l'immense plaine d'or de la Bresse, qui s'étend depuis le Revermont jusqu'au Doubs et à la Saône. Les vieilles maisons de pierre, suspendues sur le bord d'escarpements, donnent au village un air de bastion solitaire. L'explorateur raconte qu'il a assisté, à mi-hauteur de ce coteau, à l'âge de 5 ans, à une démonstration d'aéroplane. Il dira même : «Un extraordinaire machin. Je ne me souviens de rien d'autre que de cela. Le soir, quand mes parents sont venus m'embrasser dans mon lit, j'ai dit, paraît-il, que je voulais devenir aviateur.»

(1) Les souvenirs sont évoqués dans l'Iglou (1987) et la Mansarde, (1981)