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Espagne

Badajoz, la Sibérie ibérique

Cette province d’Estrémadure, dont la densité avoisine les sept habitants au kilomètre carré, dévoile des paysages uniques protégés du tourisme de masse et rappelant l’immensité des steppes russes.
publié le 10 mai 2019 à 17h56
(mis à jour le 12 mai 2019 à 11h55)

Dans cette Sibérie-ci, il ne faut pas s’attendre à des froids extrêmes, à des forêts de conifères à perte de vue ou des isbas en pleine taïga. Dans cette Sibérie-ci, ce serait plutôt des températures clémentes en hiver, certes moins en été, des bourgades d’aspect méridional, une végétation méditerranéenne ou de climat tempéré. On y croise davantage des chevreuils et des cerfs que des élans ou des ours bruns. On y foule plutôt la bruyère ou la lavande sauvage que la végétation de toundra.

Pour autant, ici aussi, les distances sont éloignées, les espaces infinis, la désolation perceptible : un désert humain où la densité avoisine les sept habitants au kilomètre carré (par comparaison, la Lozère, département le moins peuplé de France, en compte plus du double). Un peu comme dans cette Sibérie-là.

Dans cette Sibérie-ci, nous ne sommes pas en Asie, mais dans la péninsule du Vieux Continent. Dans un autre extrême-orient septentrional, celui de la province de Badajoz, Estrémadure, au cœur de l'Espagne. De long en large de ces 2 756 km2, on trouve deux fleuves, cinq réserves d'eau, parmi les plus étendues d'Europe, et moins de 20 000 habitants disséminés dans 17 communes. Une région à peine connue, y compris des Espagnols, qui candidate depuis des années auprès de l'Unesco pour être inscrite comme «réserve de biosphère». Un endroit de tranquillité, excessive pour ses résidents, bienfaisante pour les touristes qui s'y perdent, les ornithologues qui s'y passionnent (aigles royaux, vautours), les chasseurs (sangliers, lièvres, perdrix) ou les pêcheurs (carpes, brochets).

1- L’eau

La plupart des gens ne savent pas pourquoi, depuis au moins un siècle, on l'appelle «Sibérie». Certains guides touristiques parlent d'un duc local qui, ambassadeur en Russie, l'aurait ainsi baptisée au vu de ses espaces si vastes. D'autres mettent en exergue la similitude de deux espaces isolés, arriérés, inaccessibles, ou longtemps peu accessibles. D'autres encore évoquent la comparable densité humaine. Il est vrai qu'on se sent, ici aussi, loin de tout. En particulier de toute ville : à 200 kilomètres de Badajoz, la capitale de la province, loin de Tolède ou de Ciudad Real, sans parler de Madrid. «Depuis tout petit, on m'a dit qu'on habitait un recoin du monde, un endroit où on ne va pas, et si on en part, c'est pour émigrer pour de bon», articule avec difficulté Juan José, maçon et éleveur à Valdecaballeros. Sa famille, dit-il, est l'une des rares du bourg à ne pas avoir rejoint les flots d'émigration du siècle passé.

Une des retenues d’eau de la région. Baume pour les uns, calamité pour les autres. PICTURE ALLIANCE

Dans cette Sibérie-ci, il n’y a pas de lac Baïkal. Mais il y a beaucoup, beaucoup d’eau, sa grande richesse. Ç’en est même impressionnant, principalement le long du lit du Guadiana, qui déroule ses 818 kilomètres jusqu’à l’Andalousie. Datant des années 60, sous Franco, cinq immenses retenues d’eau couvrent une bonne partie du territoire et ont enseveli au passage des ponts médiévaux, des villes romaines, des villages entiers… C’est à Puerto Peña que le barrage et les lacs artificiels sont les plus spectaculaires. Au terme d’un tracé en dents de scie qui surplombe une eau bleu ciel, bordée de palmiers, d’eucalyptus et d’ormes, la voiture traverse le dos d’un géant en béton armé : construit en 1962, le barrage est haut de 65 mètres pour 245 mètres de longueur. Un peu plus loin, sur la gauche, un mirador permet d’admirer le vol continu de rapaces près des parois rocheuses.

Ici, les retenues d'eau sont un baume pour certains, une calamité pour d'autres. A Peloche, bourg paresseux au bord du lac artificiel, Pablo et Benito Martínez se souviennent d'avoir travaillé à la plage de ciment en contrebas, pleine à craquer l'été. On s'y croirait : des douches après-baignade, des chaises longues, des pergolas. Le père et le fils se réjouissent certes des afflux estivaux, mais ils n'ont pas oublié : «En 1962, ils avaient tout inondé pour le barrage, dit Pablo, le père. Une partie du village et le cimetière ont été noyés. Du coup, on a perdu nos bonnes terres agricoles. Beaucoup ont dû émigrer. On est peu à être restés.» Accoudé au même comptoir, l'éleveur et agriculteur Juan López, 67 ans, abonde : «Tout ce qu'il nous reste, c'est 20 centimètres de terre fertile pour les céréales et le pâturage des moutons.» Il en possède 1 500, qui lui imposent des journées marathons avec ses «deux assistants», Lola et Mora, ses fidèles chiens.

2- La ville

Dans cette Sibérie-ci, pas de Novossibirsk ou d'Irkoutsk. Pas même de petite ville. Seulement des bourgades, mais qui ont connu leur âge d'or. Comme Puebla de Alcocer, mentionné dans le Don Quichotte de Cervantes, avec son fascinant couvent, un château du XVe siècle et ses quartiers en pente. Aujourd'hui y vivent 1 150 habitants : c'était plus du triple il y a deux siècles, lorsque des maisons de nobles pullulaient - on en voit encore de beaux restes, sur deux niveaux, avec leurs moulures, leurs formes incurvées, à l'instar de la maison de l'Inquisition. Dans l'église romanico-mudéjar, le plafond ouvragé aux motifs néo-orientaux atteste d'un passé glorieux. Curieusement, dans cette Sibérie-ci, le retable a été récemment repeint par un artiste russe, résidant à Tolède. «Puebla était un bourg qui comptait, on avait même un tribunal !» affirme Julia Merino, qui tient le Museo del Gigante, sis dans un ancien palais, consacré à une gloire locale née en 1849, un certain Agustin Luengo qui, du haut de ses 2,35 mètres, souffrait d'acromégalie et finit tristement dans un cirque jusqu'à sa mort précoce à l'âge de 27 ans.

3- Le miel

Dans cette Sibérie-ci, pas d’immensités asiatiques. Et pourtant, sur une bonne partie du territoire, on ressent la vastitude des steppes. Hors les zones aquatiques, s’étalent des landes couvertes de bruyère et de maquis, striées de murets de pierre. De-ci de-là, on devine une oliveraie, une pinède, une mini-centrale solaire. Mais pour l’essentiel, ce sont des plateaux monotones, piquetés d’arbustes nains, de chênes et de troupeaux de moutons. En montant sur la cime qui domine Fuenlabrada de Los Montes, où se dressent des antennes de télécommunication et le musée du Miel (sans avoir d’abeilles, le bourg produit environ 15 % du miel espagnol), on a une bonne idée de cette lancinante géographie.

Le château de Puebla de Alcocer, mentionné dans le Don Quichotte de Cervantes. PHOTO DE AGOSTINI. GETTY IMAGES

4- Le silence

Le tourisme est loin d'avoir épuisé son grand potentiel, les paysages désolés semblent avoir pénétré au plus profond des villages. Des villages qui, hormis Herrera del Duque (où se trouve une usine Nestlé) et Fuenlabrada, survivent grâce à l'élevage et l'agriculture. Sancti-Spiritus, par exemple, semble balayé par les vents d'un profond isolement et d'une lente décadence. La rue principale témoigne d'une ancienne et active vie collective, avec sa place d'Espagne, ses trottoirs amples, son puits ouvragé, ses allées d'orangers. Aujourd'hui, l'école vient de fermer ses portes, le bar est clos, des cigognes nidifient sur le toit de l'église. On entend davantage gazouiller que parler. Soudain, deux femmes en robes de chambre s'apostrophent et leur conversation résonne comme dans un théâtre grec. Elles disent qu'«ici au moins, personne ne te dérange». Elles affirment ne connaître que cette Sibérie-ci et disent ignorer l'existence de cette Sibérie-là.

Tables et camping

Y aller

Aéroport à Badajoz, puis prendre la route via Don Benito. En provenance de Madrid, par l’autoroute A5, sortie à Oropesa, puis Puente del Arzobispo et Castilblanco.

Y manger

A Puebla de Alcocer El Anafre

Rens. : 924 62 01 79

A Talarrubias Meson Carlos Rens. : 924 63 15 26

 Y dormir

A Herrera del Duque Hostal Carlos Ier Rens. : 924650871 Hostal El Fogón de Elisa Rens. : 924 65 09 25

A Talarrubias Hotel Plaza Rens. : 924 63 04 13

Camping à Puerto Peña Rens. : 924 63 14 11

ou 6 38 31 06 41