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Colombie

La Guajira met la gamme

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Quasi désertique, la péninsule située au nord-est de la Colombie est un condensé de couleurs et de paysages saisissants à l’abri du tourisme de masse. Une région aride et difficile qui n’épargne pas son peuple Wayùu.
A La Guajira, la production de sel est une des rares activités économiques de la région. ( PHOTO ANAMARIA MEJIA. ALAMY STOCK PHOTO)
publié le 7 juin 2019 à 17h16

La Guajira se mérite. Loin d'être un paradis, elle implique misère, soif et aridité. Un cocktail qui fait de ces sublimes paysages au profil extraterrestre un lieu difficile à oublier, et propice au tourisme responsable. Pour y accéder, il faut dépasser les villes industrieuses et vivantes de Riohacha et d'Uribia, «capitale indigène de Colombie», à l'extrême nord-ouest du territoire latino-américain. Loin des paysages de montagnes étouffées par la forêt vierge qui occupent une grande partie du pays, cette péninsule de 20 848 km2 se confond en horizons dorés par la caillasse. Fortement déconseillée sans l'aide d'un guide conducteur local, la zone désertique est aussi diverse qu'elle manque d'eau. Nous l'avons traversée comme la lumière dans un kaléidoscope. Déclinaison colorée.

Gris sable

Le mirage du capitaine Haddock n'est jamais loin dans La Guajira. Au milieu des étendues cramées sans route, sans colline ou immeuble pour accrocher le regard, la notion d'horizon perd son sens et nos repères avec. Parfois, une faille spatio-temporelle s'offre à l'œil ébaubi. Qu'est-ce que ce flou au milieu du désert ? Il se déplace en plus ! Quand enfin la raison s'aligne sur le regard, la tempête de sable apparaît. Elles sont plusieurs à se suivre, au loin. Puis plus si loin. Autour de la voiture. Des motards passent, enveloppés dans des couches épaisses de cuir et de tissus, qui n'ont aucun sens sous ces plus de 30°C. Le vent fouette leur visage et les recouvre d'une fine pellicule grise. Le paysage aride a disparu derrière le flou. Même le ciel semble prendre la couleur de ce néant de pierre hachée. Quand la voiture émerge enfin du nuage, l'immensité du décor lunaire s'offre telle une puissante respiration. Dans le nord de La Guajira, les habitations modernes n'ont pas franchi la porte du désert. Seules quelques centaines de membres de l'ethnie autochtone Wayùu survivent dans des cabanes de bois, éparpillées dans ces contrées hostiles. Qui le deviennent de plus en plus. «Normalement, il pleut deux fois par an, nous assure un habitant. Mais depuis quelques années, la pluie se fait plus rare. Il n'est pas tombé une goutte depuis août dernier.» Ce jour-là, le ciel persiste dans sa grisaille, mais ne pleurera pas.

Près de Punta Gallinas. Photo Watchtheworld. Alamy Stock Photo

Rose sel et flamant

A Manaure, même derrière l'écran noirci des lunettes de soleil, le sol est aveuglant. Dans de longs rectangles, le sel rosit les étendues d'eau saumâtre. Çà et là, quelques sacs plastiques mijotent tranquillement au soleil. La production de sel est une des rares activités économiques de la région. A cause des très mauvaises routes, le transport est un calvaire et doit se faire par les mers. Une autre source de revenus, la principale pour les habitants, provient des flots agités caribéens. «La surexploitation des populations de poissons les a rendus rares, raconte un chef de village Wayùu, habillé à l'occidentale. Beaucoup d'habitants ne peuvent plus survivre de la pêche et tentent de trouver d'autres emplois mais il y a une pénurie dans la péninsule. Le tourisme est une alternative.» Ces marais salants attirent parfois quelques familles de Phoenicopterus roseus venus chercher de la nourriture pour rosir leur plumage. L'agenda de ces flamants roses est erratique. Certains touristes passent des journées à leur courir après, à la recherche du selfie parfait. Les élégants échassiers ne demandent pourtant rien d'autre que d'être laissés tranquilles, à trifouiller dans la vase turquoise en compagnie de leurs congénères et de quelques bovins rachitiques.

Bleu lagune

L’or bleu (expression qui prend tout son sens dans La Guajira) n’est pas totalement absent de la péninsule. Et quand il daigne faire surface, il se pare de couleurs somptueuses, dans un dégradé de bleus partant de l’azur vers le charron, en passant par le Tiffany, le lapis-lazuli et le céruléen. Hypnotisant paysage où l’eau salée, résultat de fourbes incursions marines dans les terres et les nappes phréatiques, se mêle à l’eau potable. Ce mélange rend l’eau impropre à la consommation et à la pousse des végétaux, qui se résume à des brindilles desséchées et quelques champs de cactées. Certains bras d’eau verdoyants servent de ports aménagés avec des rondins de bois pour les pêcheurs locaux. Il n’est pas rare d’être arrêté sur la route par des femmes Wayùu, ou des enfants, une bassine brandie dans leurs bras bronzés, dans lesquelles s’agitent des langoustines rosées.

Des femmes Wayùu fabriquent des sacs au crochet pour les vendre aux touristes. Photo Jason Rothe. VWPICS Redux-REA

Entre Uribia et Cabo de la Vega, difficile d’échapper à la misère des habitants. Pour certains, la seule source de revenus est le touriste de passage. Alors les enfants ratent l’école pour tendre des cordes en travers de la piste désertique et forcer les voitures à s’arrêter afin de demander argent, bonbons ou bouteilles d’eau. Des associations Wayùu tentent, tant bien que mal, de sensibiliser les touristes colombiens et étrangers aux dommages de la mendicité. Leurs recommandations : acheter l’artisanat local (bracelets et sac tissés multicolores) pour réellement les aider.

Ocre dune

Les environs de Punta Gallinas ont des airs de bout du monde, voire de territoires martiens. Par contre, le point le plus septentrional d’Amérique du Sud, au-delà du symbole, ne vaut pas le détour. On y trouve un énorme pylône rouillé et une baraque taguée dont des plaques de plâtre se détachent des murs et laissent apparaître son armature noircie. La région autour, par contre, constitue par sa beauté le point d’orgue de ce road-trip. On en oublierait que l’humanité existe tant la nature, bien qu’hostile, a gardé ses droits en ces lieux. Rongée, la terre forme des cratères ocre et or. Résultat d’une mer perpétuellement déchaînée qui réduit rapidement à néant les envies de baignade. Quelque part le long de cette côte, une dune gigantesque se jette de plusieurs dizaines de mètres dans la mer. A ses pieds, la plage est presque invisible, une simple langue de sable ambré grignotée par les assauts marins. Difficile d’accès, Punta Gallinas est encore épargnée par le tourisme de masse. Deux ou trois hôtels paisibles et isolées accueillent, après avoir contemplé le coucher de soleil sur les dunes, les voyageurs transportés par les guides locaux. Ultime surprise de cette épopée en terre Wayùu : le ciel, la nuit, privé de pollution lumineuse à laquelle les urbains sont si habitués, se drape d’une kyrielle d’étoiles insoupçonnées. Bercés par le ressac, allongés dans de larges hamacs tissés, on resterait bien dans cette terre martienne.