«Je salue Fécamp, port de pêche et qui entend le rester.» En juillet 1960, le général de Gaulle rend ainsi hommage au port normand spécialisé dans la pêche à la morue sur les Grands Bancs de Terre-Neuve, au large du Canada, depuis le XVIe siècle. Il ne se doutait pas que, moins de trois décennies plus tard, en 1987, le dernier bateau partirait pour une ultime campagne en mer. Que reste-t-il dès lors dans la petite ville (26 000 habitants) de cette histoire glorieuse et héroïque, fierté de ses habitants ? Balade nostalgique sur les quais de la ville dans le fumet du poisson disparu.
Le «bout menteux»
«Depuis qu'on la pêche, la morue a fait davantage de morts que la Grande Guerre.» Cette affirmation maintes fois répétée, mais que nulle statistique ne vient prouver (1), fait partie de la légende locale. A croire qu'elle est partie de ce petit muret, baptisé le «bout menteux», situé au bord du port. C'est là que, sur les quais, les marins se réunissent pour se raconter leurs histoires de pêches, les embellir, les tordre ou bien rétablir, à leur manière, la réalité. D'où le nom. «Menteux» signifierait «menteur», les canulars de la cité y naissent ou y grandissent.
De cet endroit, on sent bien le port. Cinq bassins, neuf quais, sept postes de déchargement, cinq grues ; véritable centre vivant de la ville, omniprésent et coloré, on y croise toujours de vieux hommes burinés. Ce qui s'est passé en 1987 résonne encore comme une tragédie. Derniers filets, dernière pêche, dernier bateau à s'en aller. Sale temps pour la morue. «C'était une vraie douleur», murmure Daniel Savoie, président de l'Association des Terre-Neuvas, et mémoire, avec ses amis, de cette épopée. Les bateaux revenaient remplis, entre 700 et 1 000 tonnes. Certaines morues ont la tête plus grosse que celle d'un veau… Mais trop de pêche tue la pêche : au fil des ans, les bancs ont été dévastés. D'aucuns comparent la fin des morutiers au destin des régions minières. La vie alors était dure. «Forçats» de la mer ou «bagnards» du chalut. Douze heures de travail, six de repos, et ainsi de suite pendant les six mois que durait la campagne dans les eaux glacées de l'Atlantique. La pêche est une école de dureté absolue. Certains marins ne supportent pas, se jettent par-dessus bord. On en parle peu.
En ville
La rue piétonne de Fécamp - qui ne l'a pas toujours été - concentre nombre de commerces. On y guette avec impatience le retour des pêcheurs, promesse de rentrées trébuchantes. C'était des cadors. Quand les gars reviennent de campagne, il ne fait pas bon les provoquer. Ils n'ont pas toujours bonne réputation, buveurs et bagarreurs. «D'autant qu'ils reprennent possession de leur territoire : on a travaillé, on est forts et on a de l'argent. On est allé à Terre-Neuve, c'est le laisser-passer pour le respect», explique Manuel Martin, responsable du service des archives de la ville. Pour eux, les magasins réalisent des vitrines spéciales.
Pour rester dans l'ambiance, on se rendra aussi Chez Nounoute, un restaurant du port, porte d'entrée à trois mètres du quai, pour y trouver un peu l'âme du Fécamp d'antan. La patronne, femme de pêcheur, a la gouaille légère : elle brocarde, elle sarcasme, elle ricane en apportant les plats. Des marins y déjeunent toujours. En discutant avec l'un d'eux, on apprend que les anciens chalutiers ne possédaient pas de douche à bord. On se lavait au broc. Sommaire. Et d'évoquer le qualificatif de «morue» appliquée aux femmes de mauvaise vie. «Une femme qui travaille au poisson, ça pue», murmure-t-on dans le coin.
Sur le port de Fécamp, un chalutier de retour de Terre-Neuve (Canada), en février 1945. PHOTO AFP
La chapelle Notre-Dame-du-Salut
«En lent cortège à la Saint-Pierre, les marins, lassés du chalut, vont dire une longue prière, à Notre-Dame-du-Salut.» Avant de partir, pour confier leur peur ; en revenant, pour remercier leur sainte patronne. L'évêque venait aussi bénir les bateaux avant leur départ en campagne. L'église, romano-gothique, surplombe Fécamp, depuis le début du XIXe siècle, en haut de la colline. «Quand papa revenait de la mer, il allait à la chapelle et montait la sente aux matelots sur les genoux», rappelle la fille d'un marin. Ce bâtiment, truffé d'ex-voto et de tableaux marins, se fissure tant et plus. Coût des travaux : 1,2 million. L'argent tarde à venir.
En février, se tient la Saint-Pierre des marins. Une cérémonie qui fut célébrée pour la première fois en août 1604. Messe, repas, mairie, re-messe… Un capitaine : «Lors de mon premier voyage, il y avait beaucoup de roulis, un homme est passé par-dessus bord. Comme on traînait le chalut, on n'a pas pu le rattraper.» Un autre : un marin tombe à l'eau, la vague suivante le remet à bord, sain et sauf. Miracle…
Le musée de Fécamp
Les anciens morutiers regrettent que personne n’ait levé le petit doigt pour conserver un seul bateau témoin des campagnes de pêche. En 1900, on pouvait traverser le port à pied, de bateau en bateau, tellement il y avait de gréements, une centaine de voiliers au bas mot. A la place, la ville dispose d’un beau musée surmonté d’un point de vue panoramique. Témoignages sonores, films inédits, objets, ustensiles de pêche, images, tableaux. On peut aussi y découvrir l’ancienne sécherie -fermée en 1982 - dont les murs abritent ce musée.
Bureau de l'armateur, vestiaires et sanitaires des anciennes filetières de l'usine, four qui sèche le poisson. A l'époque, Fécamp puait. Même si l'écrivain Jean Lorrain apprécie : «Comme j'aimais ses quais empuantis et grouillants avec ses barils de saumure, ses harengs en tonne et ses bateaux de pêche, perpétuellement en partance ! […] Ça sentait le départ, le rêve et l'éternelle aventure.»
(1) Il faudrait sans doute additionner tous les disparus en mer depuis le XVIe siècle et comparer ce chiffre à celui des Fécampois tombés en 14-18. Difficilement vérifiable…