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Libération
Un été dans la lune 5/6

Le low-cost à l’allumage

La Lune, 50 ans aprèsdossier
Face aux manques de moyens, les agences spatiales cherchent des solutions inventives pour satisfaire leur rêve de conquête spatiale. A la suite d’un concours, plusieurs équipes de passionnés ont imaginé comment retourner sur la Lune à moindre coût. Devenant in fine de véritables start-up spatiales, partenaires de la Nasa.
Vue d’artiste de l’atterrisseur Peregrine, d’Astrobotic. (Photo Astrobotic)
publié le 9 août 2019 à 19h06

Cinquante ans après la mission Apollo 11, la Lune fait de nouveau rêver. Terrain de jeu des Etats voulant montrer leur savoir-faire et des start-up qui cassent les coûts des missions spatiales ; base d’entraînement en attendant le grand bond vers Mars ; centre touristique pour milliardaires ou mémoire du Système solaire… Chaque samedi durant tout l’été, Libé a rendez-vous avec la Lune.

«Les technologies dont on a besoin pour retourner sur la Lune sont largement maîtrisées. S'il y a un défi, c'est un défi fiscal - la quantité d'argent que la nation peut se permettre de dépenser.» En 2009, Jeff Hanley était responsable, à la Nasa, du programme Constellation qui devait renvoyer des astronautes américains sur la Lune en développant de nouvelles fusées. Il connaissait donc bien son sujet quand il expliquait à Space.com «pourquoi il est si difficile d'y retourner», quarante ans après les missions Apollo. Le savoir-faire n'a pas été perdu : c'est juste que ça coûte trop cher. Là où les Etats-Unis accordaient 4,4 % de leur budget fédéral à la Nasa pour faire la nique aux Soviétiques en 1966 (soit plus de 45 milliards de dollars constants), l'agence spatiale n'en touche plus aujourd'hui que 0,50 % (soit 21 milliards de dollars). Difficile d'avoir les mêmes ambitions avec moitié moins d'argent. C'est d'ailleurs pour cela que le programme Constellation a été annulé en 2010 : «Hors budget, en retard, et pas assez innovant», jugeait l'administration Obama.

Cette époque moderne où l'on se remet à rêver de conquête planétaire sans en avoir les moyens a permis l'émergence d'un nouvel écosystème du secteur spatial, qui s'appuie sur des entreprises privées et une stratégie de baisse des coûts, que l'on regroupe sous l'expression un peu fourre-tout de «NewSpace». Le privé a toujours collaboré étroitement avec les grandes agences spatiales - Boeing, Lockheed Martin ou Northrop Grumman sont des sous-traitants de la Nasa depuis des décennies. SpaceX remplit également ce rôle de contractuel depuis 2006, lorsque l'agence américaine l'a choisi pour développer un vaisseau cargo capable de ravitailler l'ISS. Mais l'entreprise d'Elon Musk a commencé à travailler en parallèle à la conception d'un lanceur réutilisable, dont le premier étage pourrait revenir se poser sur une barge en mer, et voler à nouveau après remise en état. Cette technique rapidement maîtrisée a permis à SpaceX de casser les coûts d'un lancement de fusée : à partir de 62 millions de dollars (56 millions d'euros) pour un vol en Falcon 9, là où les lanceurs équivalents (Atlas V, Ariane 5…) dépassaient les 150 millions de dollars (135 millions d'euros). SpaceX est ainsi devenu la star du low-cost, forçant la concurrence à suivre le mouvement et entraînant derrière elle une myriade de nouvelles entreprises à travers le monde, qui abaissent depuis quelques années les barrières de l'accès à l'espace – à la fois financières et technologiques, mais aussi mentales.

Envoyer des objets dans l’espace est désormais abordable, notamment grâce à la miniaturisation des satellites. Les cubesats (des cubes de 10 centimètres et moins de 10 kilos) partent par dizaines dans des fusées-charters pour un prix modique. Sur le site de SpaceFlight par exemple, une boîte américaine fondée en 2010 (avec «Aller dans l’espace ne doit pas être compliqué» pour slogan), les tarifs sont affichés en clair : on peut acheter une place en fusée pour un nanosatellite à partir de 300 000 dollars (270 000 euros). Et il devient ainsi envisageable de viser la Lune avec une start-up, une trentaine d’employés et un budget modeste.

Pieuvre à six bras

C'est ce qu'a tenté SpaceIL, des Israéliens qui ont bien failli devenir la première boîte privée à poser le pied sur la Lune. Enfin, quatre grosses pattes en métal plus exactement, soutenant un «atterrisseur», une plateforme qui devait alunir en douceur au mois d'avril. «Ce sera la première fois que ce n'est pas une superpuissance qui va sur la Lune. C'est un énorme pas pour Israël», trépignait d'excitation le cofondateur de SpaceIL, Yonatan Winetraub. Après six semaines de voyage, la mission Beresheet est bien arrivée à destination… Mais un peu trop vite. La violence de sa rencontre avec le sol lunaire lui a été fatale. Tant pis pour Israël, qui ne sera pas le quatrième pays au monde à alunir (l'Inde pourrait récupérer cette médaille). Le résultat est forcément décevant mais le projet Beresheet reste un bel exploit malgré ses ratés de dernière minute.

Dernière photo envoyée par l’atterrisseur israélien Beresheet avant son crash sur la Lune en avril 2019. (Photo SpaceIL)

La société SpaceIL a été créée pour un concours organisé en 2007, le Google Lunar X Prize, qui prévoyait d'offrir 20 millions de dollars (18 millions d'euros) à la première équipe qui réussirait à envoyer un robot sur la Lune, lui faire parcourir 500 mètres et envoyer photos et vidéos en haute définition. Le but était de se creuser la tête pour monter une mission spatiale à bas coût. «Le gouvernement a accompli des choses incroyables, mais nous pensons qu'on peut le faire pour moins cher», résumait Becky Ramsey, de la fondation organisatrice. Trente-trois équipes se sont inscrites et les idées ont commencé à fuser, parfois trop futuristes ou fantaisistes - comme ce robot en forme de pieuvre à six bras de l'équipe italienne, resté à l'état de croquis, ou une boule à piquants qui roule toute seule. Dix-huit équipes ont lâché l'affaire en cours de route. Les autres ont tenu bon, dessinant des robots à roulettes, construisant des prototypes d'atterrisseur inspirés du module lunaire des missions Apollo, avec des rétrofusées pour freiner la descente avant l'alunissage et quatre pieds capables d'amortir le choc au contact du sol. Certains ont même réussi à signer un contrat pour se payer une petite place à bord d'une fusée. Mais la tâche était vraiment ardue (sans blague) et personne n'a finalement réussi à relever le défi dans le délai imparti, qui a été reporté plusieurs fois de 2012 à 2018. SpaceIL était parmi les cinq finalistes. L'équipe a rassemblé un budget de 95 millions de dollars (85 millions d'euros, venus de l'agence spatiale israélienne, d'un philanthrope américain, d'un milliardaire israélien…) et elle avait un accord avec SpaceX pour lancer Beresheet depuis Cap Canaveral en Floride, en passager supplémentaire sur un Falcon qui devait déjà lancer deux satellites. Tout était presque prêt quand la fin du concours a sonné. Tant pis pour le prix, SpaceIL est allée au bout de son projet.

Et elle n'est pas la seule : après avoir levé des fonds, créé des start-ups et travaillé si dur pendant dix ans, les autres finalistes n'ont pas pu laisser tomber la Lune. Les Allemands de PT Scientists sont parmi les plus tenaces : équipe de bénévoles réunis autour du jeune Robert Böhme au départ, ils sont devenus une vraie entreprise du «NewSpace» autour de laquelle gravitent une cinquantaine de spécialistes. Ils ont mis au point un atterrisseur lunaire, Alina, capable de voyager jusqu'à la Lune avec son propre moteur une fois libéré dans l'espace, d'y atterrir et d'emporter avec lui 100 kilos de matériel… Des rovers, par exemple, pour explorer les environs.

Sur les traces d’Apollo 17

Ça tombe bien, PT Scientists a aussi fini de développer une petite astromobile, l'Audi Lunar Quattro. Un partenariat décroché en 2015 avec le constructeur automobile leur a permis de bénéficier des technologies récentes d'impression 3D de pièces en métal (et d'un look super léché), pour construire un véhicule léger. Avec quatre roues, un panneau solaire sur le dos et une tête articulée à trois yeux, il pèse moins de 30 kilos. Il suffit d'utiliser un joystick pour le contrôler en temps réel depuis la Terre, promet PT Scientists. A l'été 2016, l'équipe a emmené son rover se dégourdir les roues dans le désert qatari «pour voir comment il se débrouille dans un environnement de chaleur extrême». Car sur la Lune, ilfait 100 °C le jour.

Pour le concours, les Allemands avaient imaginé une mission thématique : leur Alina atterrirait sur le site historique d’Apollo 17, la dernière mission humaine sur la Lune. Il lâcherait deux rovers dans la nature, et installerait sur place un réseau 4G (grâce au soutien de Vodafone) pour communiquer avec ses minions à roulettes en haut débit. Les robots iraient rendre visite aux traces laissées derrière eux par les astronautes Eugene Cernan et Harrison Schmitt : leurs empreintes de bottes dans la poussière, leur jeep lunaire avec sa grande antenne en forme de parapluie et ses garde-boues orange…

Non seulement les voiturettes pourraient transmettre des vidéos HD du paysage lunaire à couper le souffle, mais elles auraient en outre une valeur scientifique : «Personne ne peut dire comment le buggy lunaire a survécu à des décennies d’exposition aux radiations et aux températures extrêmes.» Cette mission sur les traces d’Apollo 17 est encore incertaine, mais PT Scientists a annoncé une bonne nouvelle début 2019. L’Agence spatiale européenne (ESA) et le constructeur de fusées ArianeGroup l’ont sélectionné pour préparer une mission européenne sur la Lune vers 2025. PT Scientists devra fournir son atterrisseur et une autre PME, hollandaise, se chargera du rover.

Entraînement en Islande

La Nasa adopte la même approche : pourquoi se fatiguer à développer des engins à partir de rien si des compagnies privées disposent déjà d'un prototype crédible ? Début juillet, l'agence spatiale a choisi douze projets qu'elle enverra sur la Lune à bord des premières missions inhabitées de son nouveau programme lunaire Artemis, avant d'y envoyer des astronautes en 2024. Il y a des instruments scientifiques recalés d'anciennes missions de la Nasa, et d'autres tout nouveaux comme le rover MoonRanger de la société américaine Astrobotic. «Un petit véhicule rapide» gros comme un micro-ondes, qui peut s'éloigner jusqu'à 1 kilomètre de son atterrisseur et cartographier le relief des terrains qu'il traverse. L'enveloppe de 5,6 millions de dollars de la Nasa (5 millions d'euros) s'ajoute aux dizaines d'autres récemment touchées par Astrobotic.

Eux aussi sont nés dans le cadre du Lunar X Prize, en 2008. L'équipe s'est agrégée autour de Red Whittaker, chercheur en robotique dans une université de Pennsylvanie. Et eux aussi sont sortis grands gagnants du concours, même sans la médaille : la Nasa leur a mis le grappin dessus immédiatement, leur proposant de concevoir une excavatrice lunaire pour creuser la poussière, puis un drone pour explorer les cavités souterraines. Astrobotic s'entraîne actuellement dans les tunnels de lave en Islande. Cette année, l'agence américaine leur demande carrément d'amener sur la Lune quatorze équipements pour le programme Artemis à bord de leur plus gros atterrisseur, baptisé Peregrine, et encore des détecteurs d'hydrogène et d'oxygène au pôle sud lunaire avec un autre atterrisseur de taille «moyenne», Griffin. Pfiou ! Astrobotic est devenu un vrai fournisseur commercial de transport lunaire. Même DHL (les livreurs de colis, oui) ont signé avec Astrobotic pour que n'importe qui puisse envoyer sur la Lune «un bijou de famille, une mèche de cheveux, une photo, un petit mot d'amour» dans une minuscule capsule. On peut déjà passer commande sur le site de cette «MoonBox» : il faut compter 4 500 euros de timbre pour un paquet de 2 centimètres sur 2.

Concept de rover lunaire dessiné par l’équipe TeamIndus

D'autres candidats encore au Lunar X Prize ont des difficultés à rester dans la course à la Lune. Ainsi TeamIndus, des finalistes indiens qui avaient conçu un rover pas trop mal fichu et surtout un bon atterrisseur, a voulu joindre ses forces à d'autres start-ups pour garder une chance de voir leur bébé alunir un jour. Un consortium s'est formé fin 2018 – avec TeamIndus, une boîte de robotique qui équipe Curiosity et Opportunity sur Mars, des anciens de la Nasa spécialisés en rovers, un ingénieur de United Launch Alliance (constructeur des fusées Atlas V et Delta IV)… Ce joli pot-pourri international nommé OrbitBeyond a eu les faveurs de la Nasa pour les premiers voyages cargo du programme Artemis, aux côtés d'Astrobotic. Mais le consortium a annoncé son abandon le 29 juillet : il ne sera pas prêt à temps.

Il existe une expression en anglais pour dire «c'est pas sorcier» : «it's not rocket science!», soit littéralement «ce n'est pas de la science des fusées !» L'an dernier, en apprenant que le concours lunaire s'est fini sans vainqueur, PT Scientists écrivait dans une note sur un blog : «On a l'habitude de répéter dans la communauté spatiale que l'espace, c'est difficile. Nous, ce qu'on préfère dire, c'est "Ouais, c'est de la science de fusées !"» La nouvelle génération d'entrepreneurs spatiaux est là pour en démordre.