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Libération
Grèce

Athènes sous les bombes

Depuis la crise de 2008, la capitale grecque est devenue un haut lieu du street-art européen, au point que certains voient en elle la relève de Berlin. Sur place, la municipalité s’organise pour valoriser, mais aussi réguler la profusion d’œuvres qui débordent parfois sur le patrimoine historique.
Dans les rues du quartier d’Exárcheia, en 2017. (Photo Pascal Bastien. Divergence)
publié le 30 août 2019 à 17h06
(mis à jour le 4 septembre 2019 à 11h52)

Certes, le mot «graffiti» vient du grec «graphein» qui signifie écrire, dessiner ou peindre. Mais l’étymologie n’explique pas que les murs d’Athènes en soient plus couverts que ceux de n’importe quelle autre ville européenne.

Outre les inscriptions gravées depuis l'Antiquité dans le marbre des statues de l'agora, la prolifération des peintures est exponentielle depuis le déclenchement, en 2008, de la crise de la dette publique grecque. «En plus des multiples œuvres anti-austérité apparues ces dix dernières années, de nouveaux sujets surgissent constamment dans l'espace public. Depuis deux ou trois ans, la gentrification est devenue une thématique, tout comme les critiques à l'égard d'Airbnb, ainsi que les questions liées au féminisme ou au queer ; tout étant lié à la notion de "crise" au sens large, indissociable du quotidien des Grecs», analyse l'Américaine Julia Tulke, auteure du blog Aesthetics of Crisis qui porte sur le street-art politique à Athènes. Paradoxalement, les touristes affluent pour admirer des murs dont certains messages leur sont hostiles. Visite de la ville, en rasant les murs…

Fresque du street-artist grec INO à Athènes, en 2016. Photo Manolo Mylonas. Divergence

De Thiseío à Psyrí

Un matin de juin, alors que le thermomètre marque déjà 30 °C, huit touristes américains et espagnols entament trois heures de pérégrinations dans les quartiers Thiseío, Gázi, Metaxourgeío et Psyrí. Ils ont payé la promesse d'une immersion dans la nouvelle capitale européenne du graffiti : des œuvres monumentales couvrant un ancien dépôt de bus ; une fresque d'INO, décrivant la corruption politique et les émeutes corollaires, longue de quatre-vingt-dix mètres en bord d'avenue ; un portrait d'Ilías Kassidiáris, le leader du parti néonazi Aube dorée, plongé dans une cuvette de WC, signé Lida ; le chien Loukanikos, icône des manifestations contre l'austérité, peint par Alex Martinez ; etc. La visite, organisée par Alternative Athens, qui propose cette thématique comme une paire de sociétés concurrentes, est guidée par Nikos Tongas, 37 ans. Lui-même graffeur, il marie ainsi sa passion et un gagne-pain précieux en période de crise. «La population commence à comprendre que le graffiti est bon pour le tourisme, observe-t-il. Il produit du positif à partir du contexte négatif où il a prospéré.»

L’épicentre Exárcheia

Dans le quartier d'Exárcheia, en 2017. Photo Pascal Bastien. Divergence

Depuis le lundi 26 août, une vaste opération policière vise un autre quartier central, Exárcheia, pour évacuer des squats de réfugiés et tenter de museler cette zone à la porte de laquelle un graffiti prévient : «You are entering a zone of conflict» («Vous entrez dans une zone de conflit»). Les visites touristiques évitent Exárcheia, dont les immeubles, souvent délabrés mais embellis par la végétation luxuriante de leurs balcons, sont intégralement couverts par un enchevêtrement de peintures et d'affiches. Non loin du graffiti de WD (pour Wild Drawing) illustrant un sans-abri allongé sur dix mètres de mur, Christos Beloupolos boit un café en terrasse.

Psychologue retraité, il habite depuis trente ans à Exárcheia dont il constate la métamorphose : «D'abord petit-bourgeois, puis investi par des gens de gauche après la chute de la junte en 1974, le quartier est aujourd'hui aux mains des anarchistes dont le pouvoir est contesté par les mafias de la drogue. Le graffiti n'est donc pas le problème. Heureusement, des initiatives culturelles et des solidarités citoyennes, entre habitants ou à destination des migrants, refoulent le sentiment de décadence.» Quelques rues plus haut, Barba Dee et deux graffeurs viennois peignent le mur délimitant un terrain vague. La dominante jaune-rouge et la représentation de l'Acropole en feu sont typiques des œuvres que le jeune Grec dissémine dans Athènes. Les flammes sont aussi celles des voitures incendiées et des cocktails Molotov lancés hebdomadairement contre les forces de l'ordre, aux portes d'Exárcheia, depuis que la mort d'un adolescent abattu par la police a déclenché plusieurs jours d'émeutes, en 2008.

«Ce fut une période très dure, se souvient Barba Dee. La majorité des gens autour de moi appartenait à la classe moyenne et nous pensions tous que nos vies seraient au moins aussi bonnes que celles de nos parents. Soudain, tout a été remis en question.» Deux jours plus tard, il participe à l'exposition collective de The Blender, galerie où la jeunesse dorée sirote des cocktails, à Glyfáda, sur la Riviera athénienne. Autre street artist invitée, Anastasia Papaleonida Pountza, 30 ans, relève que «la crise a permis aux créateurs de s'emparer d'usines abandonnées» et que ces friches ont libéré sa créativité.

Dans le quartier d'Exárcheia, en 2017. Photo Pascal Bastien. Divergence

L’université polytechnique

Cet été, la galerie d'art contemporain The Breeder expose Andreas Angelidakis dont les maquettes, porteuses d'inscriptions, répercutent l'impact des graffiti sur des bâtiments emblématiques du profit et de la corruption. «Ici, les immeubles ont une voix», remarque Claire Manent, 39 ans. Installée à Exárcheia depuis trois ans, elle recouvre des graffiti existants avec des à-plats noirs ajourés par des lignes de fuite, ouvrant dans les murs des portes qui n'existent pas. «Slogans politiques ou œuvres décoratives, Athènes est couverte d'images, explique-t-elle. Je crée donc un espace de silence plutôt que d'en rajouter une couche.»

La Française habite à deux rues de l'université polytechnique, une citadelle anarchiste dont l'enceinte est intégralement couverte de slogans et d'affiches, sur plusieurs mètres de haut. Les rues attenantes n'y échappent pas et un lettrage cryptique escalade tout le flanc d'un immeuble de sept étages. Signé en 2018 par les collectifs berlinois Berlin Kidz et 1UP, stars mondiales du graffiti illégal dans des situations impossibles, il porte l'inscription : «Athens is the new Berlin.» Redouté par beaucoup, ce refrain promet à Athènes le même destin que la capitale allemande, capitale européenne de la culture alternative avant d'être rattrapée par la gentrification.

Le Triangle commerçant

Depuis le Parthénon qui surplombe la ville, un coup d'œil permet d'apercevoir les premiers graffiti dévaler les pentes de l'Acropole, puis se densifier dans les rues piétonnes où les touristes affluent. C'est le Triangle commerçant, zone que la municipalité veut nettoyer pour réguler cette profusion qui déborde sur des édifices historiques ou religieux. Fin mars, elle a lancé une opération financée par le secteur privé et le maire, Georges Kaminis (1), a claironné : «La lutte contre le vandalisme visuel est notre priorité.» Le plan, qui divise au sein même du milieu du graffiti, propose notamment de peindre les armoires électriques avec la bénédiction des autorités. Certains artistes sont déjà à l'ouvrage, sous le regard circonspect de Jonas Lehec. Franco-grec de 39 ans, il fut un pionnier du graffiti athénien dès 1993, sous le pseudo Tare One, avec quelques jeunes férus de skate et de hip-hop, quand la ville était encore «un terrain vierge». «Toute crise incite les gens à trouver de nouvelles manières d'exprimer leur désarroi et leur frustration», soulève-t-il en s'inquiétant de la dialectique municipale : «La plupart des 25-35 ans européens qui viennent passer un week-end à Athènes aiment son côté bordélique. Mieux vaut capitaliser sur le street-art que le combattre.»

Dans le chaos athénien, les créatures lunaires d'Itsmi attirent les regards. Le jeune homme (24 ans) s'est récemment introduit dans une ancienne usine de boutons, à Perissos (nord d'Athènes), fermée à cause de la crise. Sur un mur, il a peint une procession de silhouettes, fantômes des ouvriers quittant le bâtiment pour la dernière fois. «On nous accuse de vandalisme, déplore-t-il. Mais nous ne faisons que raconter des histoires et redonner un peu de vie aux bâtiments qui en sont dépossédés.»

(1) Georges Kaminis (centre gauche) sera remplacé le 1er septembre par Kóstas Bakoyánnis (droite), élu début juin.

Pratique

Y aller Vols directs avec Air France, Aegean, Transavia. Environ 200 € aller-retour.

Y dormirDans une ville au parc hôtelier vieillot, l'hôtel Semeli (2 étoiles) combine un design moderne et le charme d'une maison des années 30. Rens. : 16. + 30 21 0865 7527.

Y manger Ouvert dans une ancienne école en plein Exárcheia, Ama Lachei sophistique le traditionnel mezze dans lequel pioche toute la tablée. Kallidromiou 69.