Cowgate. Quartier fébrile de la «Auld Reekie» (entendez «vieille cheminée», tendre surnom donné à la cité d’Edimbourg, à l’époque où les chapeaux des foyers fumaient du charbon), en plein milieu de la ville, presque en contrebas du château. Antre de la fête, où la jeunesse nocturne, éméchée et incandescente, brûle jusque tard.
Cette jeunesse-là vient d'ailleurs. Elle est souvent de passage, a loué pour l'année un coin de résidence, lieu des premières trinques, vers dix-neuf heures, temps des plans sur la comète, avant de dévaler les marches des immeubles, cerveaux déjà embrumés, pensées lubriques. Rarement écossaise, elle vient d'Europe, d'Amérique, d'Australie, de Colombie ; elle est étudiante, voyageuse, insouciante. Riche. Et cette nuit, comme toutes les nuits, les portes qui longent la rue de Cowgate s'ouvriront sur le coup des trois heures, heure de fermeture des boîtes, pisseront des jets de cette foule joyeuse et polyglotte. Eclats de rires et de bouteilles dans l'odeur de malt, corps qui se dandineront encore, chœurs qui résonneront, comme des échos à la musique coupée net. La police errera calmement, scrutera le dessous des manteaux; silhouettes imposantes en contre-jour dans les embrasures, qui alpagueront les excités, les titubants, les contrariés aussi, ceux qui auront frétillé des heures comme des lardons sur les tables mal essuyées, et qui en redemanderont encore ; ceux aux veines imbibées de whisky, aux espoirs de coucheries enterrés aux cloakrooms, qui tenteront, jaloux, de défier les rares noctambules qui se peloteront déjà les cuisses. Des «Get a room!», des «What's up mate?», des «Dunno pal!» aux accents latins, clameur qui camouflera le tumulte des rats fuyant les bennes à ordures, festins flingués par la lumière des clubs. Et peut-être, l'orage qui craquera, les pas qui se précipiteront sur les pavés mouillés, direction l'ouest de la rue, sous la voûte hospitalière du pont Georges IV.
Et puis, pendant ce temps, à huit miles de là, perchés à près de six cents mètres d’altitude sur la lande en pente douce du Pentland Hills Régional Park, chaîne de collines situées au Sud-Ouest d’Edimbourg, mon ami et moi, installés dans la bruyère. Seuls. Nous avions embarqué vers dix-sept heures à la Bus Station près de la gare, dans le 101A, sac à dos sur les genoux. Puis avions grimpé, deux heures à peine, sur le sol fertile du versant nord.
Pour le moment, il est vingt heures, et c'est bientôt le crépuscule. Le soleil est en train de mourir dans l'immensité des prairies qui entourent les Pentland. Notre regard est concentré sur un point lumineux, pas plus gros qu'une gommette. Il naît au-delà des vallons à mesure que le jour baisse. C'est Edimbourg, qui s'éclaire lentement pour la nuit. Unique trace de présence humaine dans le paysage. «Toutes les nuits, dans cette ville, c'est la même chorégraphie. Tu vois bien à quel point Cowgate vibre, ça me rappelle la cour Gozsdu de Budapest. Et j'te parie qu'on ressentira l'agitation d'ici». Mon ami, au regard ingénu à la Martin Eden, la pointe de l'index comme pour mesurer sa petitesse. Moi qui avais débarqué il y a déjà plus d'un mois en terre édimbourgeoise, je vois très bien de quoi il veut parler.
D’ordinaire, en ville, à cette heure-ci, notre chemin aurait croisé celui de la jeunesse alcoolisée. Tous deux âgés d’une vingtaine d’années, tantôt travailleurs de nuit, saisonniers de passage, videur et serveuse en début de service, tantôt fêtards comme tous les autres, aurions été adoptés, le temps d’un trajet. Elle nous aurait raconté sa soirée en prévision, la même tous les soirs, à quelques détails près ; et ensemble, on aurait ri, en traversant le parc des Meadows, à la vue fugace de ses hôtes, renards et écureuils, ombres furtives aux yeux rougis par les phares des voitures se faufilant dans la nuit. Nous aurions parcouru Grassmarket et Victoria Street, envahit les closes et les trottoirs poussiéreux, lits de quelques malheureux, jonchés de bières au ventre vide.
Mais aujourd’hui, le temps d’un congé, on s’était retirés de la danse. Pour marquer une pause, ralentir la cadence. Perchés sur notre colline au sommet rond, on était bien trop loin, malgré les prévisions de mon ami, pour ressentir la moindre vibration de cette chorégraphie urbaine. Inutile d’espérer apercevoir Cowgate, encore moins les silhouettes qui l’animaient. Edimbourg n’était qu’un petit pois de lumière perdu dans l’obscurité. Et cette absence de pollution citadine, c’était précisément ce que nous étions venus chercher.
L’ascension avait été silencieuse, sans conversations, nos bouches bouclées par l’impatience. Nous nous l’étions promis avant de partir : «Il faut que l’on arrive avant le coucher du soleil». On se l’était joué Indiana Jones, en traçant hors des sentiers, qui se font rares dans ces collines, terres luxuriantes aux herbes folles, où il n’existe pas un seul endroit dépourvu de végétation. Pour les non initiés, les Pentland sont un avant-goût aux Highlands, terres iconiques d’Ecosse, bien moins vastes mais plus accessibles. La plupart du temps, c’était de la bruyère pourpre, qui balayait les versants et fouettait nos chevilles, allant du blanc au rose, et parfois même au rouge, contrastant avec les prairies et forêts verdoyantes environnantes. Et puis, quelques troupeaux de vaches, mais pas le temps de s’y attarder. Il fallait atteindre le sommet.
A présent nous y sommes. Le soleil a presque fini sa course. Le ciel ne tardera pas à se couvrir d'encre. La tente est plantée, les cols de nos manteaux solidement remontés. On a froid. Mais dans nos têtes, résonne l'annonce relayée par toutes les radios : «Pluie de Perséides au-dessus d'Edimbourg, prévue pour cette nuit».
Il était hors de question que nous ne tentions pas notre chance.