Menu
Libération
Inde

Varanasi, le Gange l’emportera

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
«Libération» et le festival du Grand Bivouac d’Albertville se sont associés pour lancer un concours de reportages et de dessins sur le thème du voyage, réservé aux moins de 30 ans. Nous publions cette semaine le second prix, Anaïs Girard-Blanc sur les rives du fleuve sacré.
Une femme s'habille d'un sari rose sur les rives du Gange à Varanasi. (Photo J. Lorieau. Hans Lucas)
par Anaïs Girard-Blanc
publié le 25 octobre 2019 à 17h51
(mis à jour le 28 juillet 2020 à 11h10)
Février 2012 : L’intention

Enfant, je voulais devenir grande. Grande, je voulais redevenir enfant.

Un jour, j’étais entre les deux. Responsable de mon innocence et innocente de ma responsabilité.

J’ai soufflé mes 18 bougies, les ai rangées dans un tiroir, et j’ai suivi un cheminement inconnu. J’étais grande. Assoiffée de liberté. En quête d’aventure.

J’ai laissé de côté mon enfance mais j’ai gardé une partie de son innocence, j’ai laissé son corps en gardant son rire, laissé ses maux en gardant ses mots. J’ai refusé la responsabilité de grandir.

Citoyenne du monde à mes heures voulues, citoyenne de mon nombril à mes heures perdues.

J’ai eu 18 ans et j’ai choisi de vivre. Au fil du son, au gré des images, au cours des sourires. J’ai dit merde aux détracteurs de rêves, et j’ai pris le sentier de l’impossible. J’ai tracté mon ambition dans ses vallées sinueuses. D’un boulet de canon à un bouquet de lampions.

Un jour j’ai eu 18 ans. Maintenant je suis grande.

Février 2013 : Le départ. C'est l'heure du grand jour. Une lampe de poche super puissante pour faire peur aux guépards. Une couverture de survie et un mode d'emploi de comment faire un igloo en été. Un cahier de dessin avec son stylo invincible pour échanger avec les êtres humains - et autres espèces dotées d'un don de communication. Une boussole portative, en espérant comprendre son fonctionnement quand j'en aurai besoin. Une paille hi-tech qui filtre 99,999 % des bactéries, conseillée par un professeur de survie. Un couteau suisse Transformer doté d'une brosse à cheveux, d'un tire-bouchon et d'un décapsuleur (!), d'une scie à métal, d'une loupe, d'une clé à molette, d'un détartreur de poisson et d'un cure-dent. Dommage qu'il n'y ait pas de couteau.
Je crois que je suis prête. Je suis sur le seuil de la porte. Depuis mes 18 ans, je dis au revoir à chaque objet de mon petit appartement. Rien ne me retient. Les objets me saluent. Mes livres applaudissent mon départ, mes pots de fleurs font la révérence. Je pars, rassurée de laisser tout ce mobilier en parfaite santé.
J'ai fermé la porte. Ne reste plus qu'à avancer. Destination le monde. Ou même encore plus loin.

Février 2019 : Ma Shiva, une des plus belles rencontres. Je suis bien embêtée. Je sais que ce n'est pas mon heure. C'est trop tôt. Je n'ai pu apercevoir qu'un centième de notre monde. J'ai marché pendant des mois et des années, et je ne suis pas fatiguée.
Seulement voilà, je sens que cette ville est la ville de la fin, une ville de non-retour, une ville où il fait bon mourir. Dès que j'ai sorti un pied hors du tuk-tuk (petit véhicule polluant qui doit son nom aux bruits de klaxon qu'il produit : tut-tut), une odeur étonnante a atteint mes narines, un mélange de poisson frit et de chair humaine en décomposition. J'ai suivi du nez cet effluve.

Le Gange aux eaux noirâtres ou verdâtres selon les saisons. Photo Jordan Banks. plainpicture.

La foule m'emmène d'un côté, alors que l'odeur me pousse de l'autre. Je me sens la marionnette de chacun. De cette fanfare de sons humains, je réussis à m'extirper pour atteindre une rive. De magnifiques barques jonchent le quai. Des barques en bois abritant beaucoup trop d'objets au mètre carré, des barques rouillées ayant leur majorité de superficie sous l'eau, des barquelettes à la peinture écaillée se balançant sur le fleuve, des barqu-animaux conduisant clandestinement singes et vaches d'une rive à une autre. De longues minutes durant, j'observe la vie mouvementée de ces petits bateaux du Gange.
Ces embarcations sur l'eau me font presque oublier le banquet se poursuivant au loin.

La nuit tombe. Un attroupement attire mon attention. Derrière lui, des flammes. Barbecue ou musique autour du feu, l’idée m’enchante. Je m’approche. Il n’y a que des hommes. Ils n’ont pas l’air d’humeur festive. Je laisse tomber mon masque d’Occidentale souriante en toutes circonstances. Ce n’est pas un barbecue. En tout cas, ce n’est ni de la viande de bœuf ni d’agneau. C’est de la viande humaine. Un instant je me demande quel peuple pourrait bien faire cuire ses proches lors d’un barbecue. Mais l’instant d’après, je me sens gourde, confuse de mon ignorance. Je recule.

Ne pas mourir. Cette femme, je l'appellerai Shiva, car à ce moment-là je ne connais pas encore beaucoup de noms indiens. Je l'appellerai Shiva car la divinité Shiva protège la Terre de la force de Gangâ, la déesse du Gange. Je l'appellerai Shiva car je croyais que c'était un nom féminin.

Elle a les yeux fermés. Un linceul blanc recouvre son corps. Le drap est trop petit, ses pieds dépassent. Son visage est à découvert. Elle a le crâne rasé. Je me souviens alors de mon séjour au Ladakh où j'ai appris «l'ordre universel cosmique» ou du moins la philosophie hindoue. Shiva n'a plus de cheveux car elle respecte un ordre établi. Dans le corps humain, nous avons 7 chakras principaux, qui centrent notre énergie. Le dernier chakra est dans la tête. Si la tête est rasée, l'âme pourra plus facilement s'échapper par ce chakra-là. Je me concentre sur le haut de sa tête. J'essaie de visualiser l'âme de Shiva qui s'échappe, sa transmigration. Je ne suis pas encore assez aguerrie pour voir les âmes, mais je me promets de m'entraîner.
Elle est sur un grand bûcher. Une petite coquetterie s'impose : des roses, des jasmins, des œillets ornent le bois. Shiva sourit, ou peut-être que c'est moi.

L’incinération d’un mort sur les rives du Gange, à Varanasi, le 16 avril. Photo Tobin Jones. Hans Lucas

Ça sent bon. Ou enfin ça ne sent pas mauvais. Ça sent le grillé. Mais un grillé agréable. Cela fait plusieurs heures que je regarde Shiva s'embraser. Par curiosité ? Par désir malsain ? Par envie de compréhension ? Je ne sais pas. Je me sens mourir avec elle. Mais je trouve la mort accueillante. Une mort qui t'accepte et t'enveloppe dans un cocon. Une mort qui t'amène ailleurs.
Et puis, il y a le Gange. Couleur noirâtre ou verdâtre selon les saisons, qui ne rend pas plausible l'existence de poissons multicolores et de dauphins sautants. Au lever du soleil, les pèlerins plongent dans cette eau sacrée, certains se brossent les dents, se rasent, se lavent, d'autres prient et se purifient le corps, remerciant les âmes de leur donner l'énergie du matin. Sous les clics clics des Japonais, sous les «no money !» des Français, sous le bruit des guides en toutes langues.

Dans l'eau saumâtre, Shiva s'est libérée de son enveloppe corporelle, libérée des tourments de l'ego. Elle rejoint les planètes célestes. Et une partie de moi est partie avec elle.
J'ai décidé de ne pas mourir à Varanasi, même si l'auberge dans laquelle je suis propose d'accueillir gratuitement les personnes mourantes. Huit jours pour mourir sinon le prix de l'auberge revient très cher. Les vertus de la mort à Varanasi ne manquent pas, mais j'ai toutefois décidé de ne pas y mourir. Le monde est encore grand et je trouverai bien mon heure et mon emplacement. Et puis je ne suis pas encore fatiguée.

 Les lauréats du concours…

Catégorie textes
Premier prix pour Axel Clody («A la rencontre des nomades»), deuxième prix pour Anaïs Girard-Blanc («De 18 à 25 ans, de chez moi à Shiva»), troisième prix (honorifique) pour Edith Nabos («Les lumières font la beauté de la ville»).

Catégorie dessins
Premier prix pour Lucile Devulder («Changer d'air»), le deuxième pour Emelyn Brissaud («Un thé en Inde») et le troisième pour deux carnets nippons ex aequo : Lise Rémon («Retour du Japon») et Maelle Bompas («Planetos Japon»).