Il est midi, le bateau gronde. Il souffle puis s’écarte des quais. Des hommes surveillent la manœuvre. Le capitaine réussit à faire demi-tour sans problème dans le port. A l’arrière de la cabine, une affiche indique: départ mercredi de Manaus, arrivée mardi à Tabatinga. Six jours de trajet pour parvenir jusqu’à la triple frontière Brésil-Pérou-Colombie. Six jours à remonter une partie du plus grand fleuve du monde: l’Amazone.
L’excitation me saisit. S’enfoncer dans la forêt tropicale, c’est tout un imaginaire qui remonte à moi. De L’Oreille cassée à Apocalypse now, de Joseph Conrad à Werner Herzog, la forêt tropicale évoque tour à tour l’aventure, la folie, le calme, le danger, le sacré…
Je pense à tout cela en voyant les habitations s’éloigner peu à peu et notre navire s’enfoncer dans ces eaux limoneuses. Un tronc flotte au loin, des vautours viennent s’y poser.
Au sous-sol de notre bateau, se trouvent les cargaisons transportées pour les villes sur la route. Un marin vérifie : les pastèques sont bien calées. A notre étage, les passagers ont déjà installé leurs hamacs. Très vite, une certaine léthargie s'empare du bateau. La majorité des voyageurs s'est endormie. Quelques-uns prient. D'autres, assis sur une chaise en plastique, contemplent le fleuve en silence. Un homme lit un livre pour «mieux comprendre la Bible». Une vieille femme saisit le hamac libre de son voisin pour se balancer tout doucement.
Les heures défilent face aux rives de l’Amazone. Selon les temps de la journée, le fleuve alterne entre le bleu, le brun et le blanc. Le turquoise même, le soir, lorsque le ciel est rouge.
La nuit tombe. Je monte sur le toit du bateau et suis saisi par l’immensité de l’espace qui m’entoure. A 18 heures, un coup de sifflet retentit. C’est l’heure du dîner. Au menu, du riz, des pâtes et du poulet. Les passagers mangent en silence. Un vieil homme allume ensuite la télévision. On s’assied en arc de cercle pour regarder une telenovela se passant à Rio puis le journal national de Globo, la plus grande chaîne du Brésil. Insolite de voir l’actualité parvenir jusqu’à nous, au milieu de l’Amazonie, alors que nous n’avons plus de réseau Internet ou de téléphone.
Un match de football suit le journal. Quelques hommes restent devant la télévision, les autres vont se coucher. Les hamacs se balancent en silence.
Le bateau n’a pas de vitre ni de mur sur les côtés. Le vent circule en continu. Le jour, la chaleur ne parvient pas à nous atteindre. La nuit en revanche, c’est le froid qui s’engouffre parmi nous : le vent du fleuve s’élance sur les hamacs et sur les corps.
A 6h30, le coup de sifflet retentit. Tout le monde est déjà debout. La lumière de l’aube rend les arbres flamboyants. Au petit-déjeuner, des conversations apparaissent. A l’extérieur, des dauphins roses suivent le navire. Ils sortent se nourrir avant que la chaleur ne soit trop étouffante. Soudain, une habitation puis deux puis trois. Un fil électrique. Quelques barques. Des enfants qui se cachent. Sur un canot à moteur, deux hommes qui nous regardent. Plus loin, un autre est occupé à pêcher. Et puis plus rien. Rien que la forêt. Les journées passent dans un temps suspendu. Les enfants jouent entre les hamacs. Les siestes se multiplient. Les paysages se succèdent, magnifiques. Un héron nous survole. Un iguane gris remonte la rive. Un canot à moteur avec deux pêcheurs nous dépasse.
Parmi la petite cinquantaine de passagers, il y a de tout comme profils : Felix est Péruvien. Il est venu voir sa mère qui habite à Manaus. Une fois arrivé à Tabatinga, il continuera pour Iquitos, à trente heures de bateau, puis Lima. Cleyton est un Brésilien de Manaus. Il va installer la télévision dans des villages reculés. Sa mission durera un mois. Vanival vient de Fonte Boa, une petite ville le long du fleuve. Il vit désormais dans le Minas Gerais (Sud-Est du pays, à l’opposé de l’Amazonie). Il revient pendant deux mois pour voir sa famille.
Le soir, toutes sortes d’insectes viennent rôder sur le pont, attirés par la lumière. Un homme me dit que, la nuit, on peut voir les yeux des caïmans dans l’eau. Le journal télévisé nous apprend qu’il y a de gigantesques incendies en Amazonie. Le président français Emmanuel Macron critique vivement l’inaction de Jair Bolsonaro qui lui avait promis de respecter l’Accord de Paris. Dans le monde entier, des manifestants s’insurgent contre ces incendies, souvent volontaires. Le journal s’interrompt. Le président brésilien s’adresse à la Nation : il rappelle qu’en tant que militaire, il est très attaché à l’Amazonie (l’armée compte de nombreuses bases dans la région), que le Brésil va lutter contre ces feux mais qu’il n’accepte pas d’atteinte à la souveraineté de son pays. Un des passagers se trouvant derrière moi approuve : ces puissances étrangères veulent mettre la main sur nos ressources, Bolsonaro a raison de les mettre dehors. Les autres gardent le silence.
Contrairement au Nordeste (États situés sur le littoral atlantique Nord figurant comme les plus pauvres du Brésil), la région amazonienne a voté pour Bolsonaro, l’Etat d’Amazonas y compris. A Manaus, la capitale de ce dernier État, quelques «Lula Livre» («Lula Libre») écrits au Velleda parsèment bien les murs. Ils sont cependant rares par rapport au Nordeste où ils sont omniprésents, souvent accompagnés du fameux slogan anti-Bolsonaro «Ele Não» (Lui non). Ici comme ailleurs, les gains que peuvent représenter le déboisement de la forêt font rêver une population encore assez pauvre.
Au loin, sur la rive, un oiseau noir aux ailes bleu nuit survole la canopée. Il finit par se poser sur une branche. Un passager d’une vingtaine d’années le regarde en fumant une cigarette. Le soleil se couche. La vie fait entendre ses derniers sons pour cette journée, les bruits de la nuit ne vont pas tarder à apparaître. Face à nous, la forêt demeure telle qu’elle paraît être : immense, immobile, infinie. Le passager lâche un nuage de fumée puis jette son mégot de Marlboro dans l’eau. L’oiseau bleu nuit reprend son envol. Le bateau suit son cours. Ainsi va le fleuve.