De la magnificence du textile, entre Lille, Roubaix et Tourcoing, il reste des grandes familles (les Motte, Mulliez, Prouvost et consorts) et une empreinte durable dans les pierres de la ville. Le XIXe siècle triomphant, qui sacralisa l'industrie et le commerce, inaugura une prospérité qui se prolongera durant la première moitié du XXe siècle. Si la ville de Lille s'est depuis modernisée et peut se targuer de quelques belles réalisations, comme le quartier du Bois habité, la gare Saint-Sauveur, voire Euralille, cette mémoire des grandes heures industrielles persiste. Visite.
Le beffroi
Il est midi moins deux et, malgré le froid, un groupe de touristes piétine place du Théâtre, à Lille. «L'Internationale a été jouée pour la première fois ici, dans l'ancien quartier ouvrier de Saint-Sauveur, explique la guide. Mais nous avons un autre hymne régional…» Une voix timide s'élève : «Le P'tit Quinquin ?» La guide exulte : «Top ! Bravo !» Il est midi pile. Les premières notes (enregistrées) tombent des clochetons du beffroi de la chambre du commerce et de l'industrie, style néoflamand, 76 mètres de haut, ce qui dit toute son importance. Ironie, le haut lieu des patrons lillois rend hommage à une chanson ouvrière, une berceuse en picard («Tu m'feras du chagrin si t'dors point jusqu'à demain») où une dentellière tente d'endormir son petit pour finir son ouvrage…
La chambre de commerce de Lille. Photo Stéphanie Maurice
La chambre a été inaugurée en 1921, et son dôme de verre monumental donne la mesure de la richesse d’alors. Elle marque l’entrée du Grand Boulevard, qui relie depuis 1909 la capitale des Flandres aux cités sœurs de Roubaix et de Tourcoing. Aujourd’hui, la perspective est cassée par les nœuds autoroutiers du périphérique, mais il suffit d’attraper le tram. Quand il émerge de son tunnel, les années triomphantes ressurgissent.
Le «Mongy»
Le «Mongy» cahote sur ses rails : tout Lillois appelle ainsi le tram, du nom de l'ingénieur qui l'a voulu, grand ordonnateur du Grand Boulevard. C'est un projet totalement fou, «un coup de sabre dans la plaine», précise le panneau explicatif, planté à proximité de l'arrêt Le Sart. Il est pensé comme une promenade de 15 kilomètres, large de 50 mètres, avec cinq voies parallèles qui ont chacune leur usage. Des rangées d'arbres les séparent. Un petit croquis de coupe, datant de 1909, a une allure charmante : les chariots tractés par de lourds percherons côtoient trams, cabriolets à chevaux fringants, automobiles, cyclistes et cavaliers. Le député d'alors, Eugène Motte, également grand patron du textile, y voit un endroit où «la population puisse trouver un peu d'air et de distraction, la journée de travail finie». Et cela évite la fréquentation du bistrot, lieu de mauvaise vie et d'idées socialistes.
Aujourd’hui, le Grand Boulevard a gardé peu ou prou son visage d’époque, même si les années 70 l’ont affublé de mini-tunnels moches. Et la circulation est telle qu’on n’y viendra pas prendre l’air. Pour lire les panneaux, il a fallu enlever la suie du bout du gant. Mais reste le plaisir de découvrir les fantaisies architecturales de cette bourgeoisie industrielle florissante : tourelles de faux châteaux, façades aux lourdes guirlandes fleuries… De temps en temps, des petites merveilles de légèreté, tel ce vitrail Art nouveau au délicat bouquet. Tiens, une pub Dubonnet à moitié effacée ! Puis de lourdes villas anglo-normandes, aux colombages champêtres. Des fortunes discrètes y vivent toujours.
La villa Cavrois
Arrêt à Croix, pour la villa Cavrois. Ah, qu’elle fut moquée en son temps, cette audace architecturale, surnommée «le péril jaune» à cause de ses briques qui évitaient l’habituel rouge… Les grandes familles la trouvaient trop voyante, un rien vulgaire pour tout dire. L’industriel Paul Cavrois avait cédé aux charmes de l’avant-garde, avec l’architecte Robert Mallet-Stevens.
C’est un magnifique paquebot où la lumière est reine, à visiter absolument. Il a failli finir en friche, détruit sur l’autel des promoteurs immobiliers qui rêvaient de le remplacer par une résidence chic. L’Etat l’a sauvé in extremis, restauré à l’identique, et lui rachète peu à peu son mobilier, dispersé lors de la succession en 1986. Tout y est géométrie et luxe, la marqueterie de bois précieux des sols, les haut-parleurs qui diffusaient la TSF dans les pièces de vie, les salles de bains de marbre à la modernité affolante, à une époque où elles étaient encore rares. Le salon ouvre ses monumentales portes-fenêtres sur le jardin à la française et son miroir d’eau, et sur la piscine, idéale pour une hygiène de vie qu’on voulait saine et sportive.
On l’imagine en 1932, le jour de son inauguration, avec les invités au mariage de la fille aînée de Cavrois. Au loin, le père pouvait voir les cheminées de son usine roubaisienne de filage. Elle est encore debout, au 117 de la rue Montgolfier, mais abrite désormais le Non-Lieu, des ateliers d’artistes qui ouvrent leurs portes de temps en temps.
Le château du Vert-Bois
On poursuit vers le nord, direction Tourcoing. Au château du Vert-Bois, à Bondues, sur la commode de l’entrée, deux clichés encadrés en noir et blanc. La jeune reine Elizabeth II souriante et un bonhomme chauve - Nikita Khrouchtchev, dirigeant de l’URSS - encadré de gaillards, tous arborant le même imperméable passe-muraille. Les deux sont venus visiter la Lainière, mondialement connue pour son excellence industrielle. On gage que le propriétaire, Albert Prouvost, et sa femme Anne, descendante en ligne directe de Lucien Bonaparte, ont surtout goûté la présence de la souveraine…
Le château, mobilier XVIIIe et lustres de cristal, se visite sur demande, ou tous les dimanches de juillet et d'août : une façon de perpétuer la tradition instaurée par le couple d'industriels, qui se piquaient d'esprit social. Les Prouvost ouvraient ainsi les portes de leur demeure le dimanche et faisaient les honneurs à qui le voulait de leur collection de peintures - Braque, Picasso, Bonnard, aujourd'hui dispersées entre leurs héritiers. Les ouvriers de la Lainière avaient pour leur part droit de pêche : «Le samedi, on les voyait aux abords des douves, c'était sympathique», s'exclame Philippe Desbuisson, un proche de la famille, qui gère désormais les visites.
La Manufacture de Roubaix. Photo Stéphanie Maurice
Le musée du textile
Pour le contraste entre la vie des riches familles industrielles et le quotidien des travailleurs, rien de tel qu’un petit tour par les rues roubaisiennes et leurs rangées de minuscules maisons ouvrières pour finir par la Manufacture, le musée consacré à la mémoire du textile. Là, la guide met en branle le cliquetis assourdissant d’un seul métier Jacquard, laissant imaginer le boucan qu’en faisaient 500, et raconte le lent combat sur les conditions de travail, jusqu’à la semaine de quarante heures, accordée par le Front populaire et un ministre, Jean-Baptiste Lebas, alors maire socialiste de Roubaix, dont le nom baptise encore des boulevards dans tout le Nord.
Gaufres et Art déco
A visiter : La villa Cavrois, 60, avenue Kennedy, Croix (59). Rens. : 03 20 73 47 12.
La Manufacture, 29, avenue Julien Lagache, Roubaix (59). Rens. : 03 20 20 98 92.
Le château du Vert-Bois, chemin des Coulons, Marcq-en-Barœul (59). Rens. : 03 20 46 26 37.
Y manger : Le Septentrion, restaurant gastro, chemin des Coulons, Marcq-en-Barœul.
Pour l'ambiance, le Café Jean, à la cuisine roborative, 230, bd Gambetta, Roubaix.
Méert, pour les gaufres, 25-27, rue Esquermoise, Lille.
Y dormir : Le Grand Hôtel, esprit Art déco à deux pas de la Grand-Place, 22, av. Jean-Lebas, Roubaix.