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Espagne

Guadalquivir : les rives éveillées de Séville

Une journée à...dossier
Traversant la capitale andalouse, le fleuve lui a longtemps apporté la richesse et une ouverture vers le grand large. Aujourd’hui apprivoisé, il reste une fenêtre sur l’histoire de la ville et de ses habitants.
Le fleuve et la Torre del Oro. La ville a souffert d’innombrables crues. Pas moins de 56 entre 1403 et 1800. (Photo Stéphane Frances. ONLYWORLD.NET)
publié le 21 février 2020 à 17h06

«Guadalquivir de tristezas, Guadalquivir iracundo /Hambriento a veces de vidas y de tierra, mas siempre fecundo tu vivo fluir.» («Guadalquivir de tristesse, Guadalquivir furibond /Gourmand parfois de vies et de terre, mais toujours fécond dans son vivant écoulement»). María Inmaculada porte ses 37 ans avec vitalité et le déhanchement d'une Carmen à la Mérimée quoique vêtue en jean-tee-shirt-basket ; la voici traversant le pont de Los Remedios en direction de son quartier voisin, et lorsqu'on lui demande ce que signifie pour elle le Guadalquivir, c'est ce refrain qu'elle chantonne pour toute réponse avec un léger trémolo.

Tibre, Tamise, Seine, Rhin ou Danube… Toutes les villes ont une relation particulière avec leur fleuve. Mais rarement un cours d'eau aura été autant chanté, évoqué, déclamé par ses riverains et artistes. Et pour cause, la ville vit à son rythme depuis des siècles. Dans une ruelle qui jouxte la Plaza de Cuba, d'où on aperçoit un de ses méandres, un vieil homme répond à la même question les yeux brillants d'évidence : «Mais enfin, c'est le grand fleuve !» Le grand fleuve, oui, littéralement, al-wadi al kabir, comme l'appelaient les musulmans Almohades et leur calife Abou Yacoub Youssouf qui, en 1171, en fit la capitale d'Al-Andalus. Ces mêmes musulmans qui furent piégés par leur fleuve vénéré, en 1248, lorsque le roi Ferdinand III de Castille s'empara de la ville avec ses embarcations venues de l'océan.

Les arènes de la Maestranza datant du XVIIIe siècle.

Photo S. Gautier. Sagaphoto

Darses. Quelles que soient les époques, le Guadalquivir donne tout aux Sévillans, et leur reprend tout à la fois. C'est l'avis de Francisco González, truculent et cultivé guide à la Torre del Oro, la Tour de l'or, le bâtiment symbole de la ville, en mortier ocre jaune et aux douze angles, datant de l'ère médiévale et musulmane. «Et vous savez pourquoi ? Eh bien car cette tour a toujours résisté au fleuve. Elle est à ses pieds, cent fois elle aurait pu être avalée par ses eaux, mais elle a tenu bon.» A l'étage, Francisco González montre les maquettes des premiers galions construits et partis de ses rives, ceux de Magellan pour le premier tour du monde ou de Colomb pour sa conquête des Indes. «On était la porte de l'Amérique, on battait la monnaie, Séville était riche et cosmopolite, et puis on a tout perdu, Cadix a pris le relais en 1717. Je vous le disais : le Guadalquivir nous a tout donné, puis tout repris !»

Il a raison : dans l’histoire, le fleuve est à la fois généreux (ample, abondant) et cruel (torrentiel, débordant). Le motif en est géographique : après un parcours de près de 600 kilomètres depuis la Sierra de Cazorla, ses eaux se déversent avec force à hauteur de Séville, où se jettent trois affluents. Passé la capitale andalouse, en revanche, ce sont 79 kilomètres de plat jusqu’à l’embouchure de Sanlúcar de Barrameda, circonstance ayant permis que la ville ait été, et soit, un vrai port - le seul port intérieur commercial de la péninsule.

La conséquence est que Séville a pu, dans son histoire, développer une agriculture abondante (des rizières notamment), mais le débit pouvant atteindre jusqu'à 6 000 m³ / seconde, la cité a souffert d'innombrables crues. Pas moins de 56 entre 1403 et 1800 ! Si bien qu'après avoir eu son compte de destructions, deux ingénieurs au XXe siècle, Molini et Brackenbury, ont dévié son cours à l'ouest et aménagé, sur l'ancien lit, des darses régulées par des écluses : aujourd'hui les eaux qui baignent Séville sont en réalité celles d'un canal. D'où son cours placide permettant aux perles de la ville d'être enfin pleinement à l'abri sur ses rives : les arènes de la Maestranza, le théâtre du même nom, le palais San Telmo…

En aval, il y a le port, ses 717 km² de superficie, ses grues et ses conteneurs, sa profondeur (on y voit des colosses de croisière) et ses écluses. Mais au-delà du pont de Las Delicias, se dégage une atmosphère de villégiature. Ce samedi, entre les joncs et les saules, on assiste à des courses d'aviron et au passage de jolies péniches blanches pour touristes, baptisées Luna de Triana ou Luna de la Giralda.

Sur les rives, joggers, cyclistes ou fêtards croisent des pêcheurs adossés à des chaises de plage. L'un d'eux, José Antonio, 57 ans, dit aimer contempler le pont de Triana : «C'est notre pont à nous, Sévillans. Pendant six siècles, c'était le seul qui existait, il était tout en bois. On l'a ensuite reconstruit et appelé pont Isabel II, mais peu importe, il restera toujours le pont de Triana.»

Le quartier de Triana sur la rive droite du fleuve.

Photo Monica Gumm. Laif. REA

Semaine sainte. Triana, c'est ce quartier sur l'autre rive, la rive droite, qui fut longtemps un faubourg populaire de gitans, installés là depuis le XVe siècle. C'est dans leurs forges qu'est née une branche du flamenco, raison pour laquelle Triana est omniprésent dans les chants. Et pourtant, spéculation oblige, il n'y reste presque plus de gitans. Mais le quartier a gardé sa force vitale. Passé le pont - et ce qui reste du château Saint-Georges, siège du tribunal de l'Inquisition pendant trois siècles -, l'artère piétonne San Jacinto est noire de monde, pleine de rires et de cris joyeux. Sur les terrasses - en plein janvier -, autour de barriques de vin qui servent de tables, on sirote en groupe de la bière Cruzcampo ou du vin blanc de Jerez.

Devant le bar la Estrella, ils sont près de 150 hommes endimanchés, membres de la même confrérie. «On se réunit presque tous les week-ends pour préparer la semaine sainte. On est encore plus que des amis. Aujourd'hui, c'est spécialement important car on va faire une répétition générale», commente Víctor, un quadra élégant avec un foulard bleu autour du cou, qui frétille d'enthousiasme. Remonter le Guadalquivir, c'est enfin remonter les périodes de l'aménagement du fleuve. Du port jusqu'à la Puerta de Jerez, c'est le Séville de l'Exposition ibéro-américaine de 1927, avec le majestueux Parc de María-Luisa, la somptueuse Place d'Espagne conçue pour l'occasion, tout comme les désuets pavillons longeant l'avenue de la Palmera.

Harpe. Plus haut, c'est la Séville de l'Exposition universelle de 1992. On peut y admirer la modernité des ponts bâtis alors, celui de la Barqueta, en forme de voile, ou de l'Alamillo, en forme de harpe. Sur la rive droite, l'île de la Cartuja, qui hébergea l'événement, exhibe encore 33 des 102 pavillons, dont ceux, frappant l'œil, du Maroc, de la France ou de la Hongrie ; pour le reste, un parc technologique tente de masquer l'état d'abandon de ces dizaines d'hectares.

Un peu plus loin, sur l'autre rive, les eaux butent sur le bout du canal, marqué par la Naissance d'un homme nouveau, «l'Œuf de Colomb» pour les Sévillans, une sculpture de bronze de 45 mètres de haut représentant l'amiral dans une coquille d'œuf. Consuelo et Rafael, un couple de retraités, s'y promènent, comme chaque semaine, au milieu d'hectares de parcs et d'allées verdoyantes. «Nous savons que c'est un canal, sourit Consuelo, ancienne institutrice. Mais c'est notre fleuve, notre Guadalquivir. Avec le temps, on l'a ramené dans son lit, puis on l'a apprivoisé…» L'histoire d'amour de Séville et de son fleuve n'est pas près de finir.

Les pieds dans l'eau

Y aller

Par avion jusqu’à l’aéroport de Séville. Par train rapide, l’AVE, depuis Madrid.

Y manger (sur le fleuve) Abades Triana, Calle Betis, 69 Rens. : 954 28 64 59. Terrace Puerto de Cuba, Calle Betis s /n Rens. : 697 30 03 55. Rio Grande, Calle Betis s /n. Rens. : 954 27 39 56.

Y flâner

Au pied de la Torre del Oro, c’est l’embarcadère pour toutes les péniches, des plus simples au plus luxueuses, parcourant le Guadalquivir au départ du port jusqu’au parc d’El Alamillo.