Nous sommes sur un bateau en mer Egée. Le ciel de Grèce est si vertigineusement vide. Imitons-le, restons couché à la proue, concentrons-nous sur le sillon que découpe dans l'eau l'étrave de l'Astralo ; c'est un bon dérivatif et l'Astralo est un joli bateau, mi-voilier mi-caïque, avec une coque peinte en noir façon pirate et deux voiles d'un rose foncé, plus exactement terre de Sienne.
Hier en fin de matinée, nous avons jeté l’ancre dans une crique déserte, non loin d’Epidaure. Face à nous, une haute pile de rochers presque rouges et l’odeur des plantes qui parvenait jusqu’au bateau. Du thym bien sûr mais quoi encore ? On le saura quelques heures plus tard lorsque après une courte plongée, on escaladera la falaise à la recherche de ces flagrances entremêlées. Il y a comme prévu du thym mais aussi du romarin, des térébinthes, de la camomille et de la folle avoine. Un peu d’anis, des pinèdes et parfois une odeur plus entêtante, la colle résineuse des pins. On s’assoit finalement pour regarder le paysage, la brume sur l’île comme une grappe de lilas et, dans l’eau bleu Waterman, le bateau noir aux voiles rousses.
Lefkas, Scorpios, Scopinis, Spetses… Et d’autres îles encore dont on a laissé les noms s’enfuir. On en a retenu deux…
Hydra
L'île grecque d'Hydra.
Photo Louisa Gouliamaki. AFP
Le petit port d'Hydra regorge de bateaux. L'Astralo voisine, à gauche, avec un yacht doté d'un équipage ruche, à droite avec un cabin-cruiser flambant neuf. Il y a des boutiques de gris-gris et de souvenirs folkloriques au rez-de-chaussée des hautes maisons de pierre qui cernent une partie de la jetée. Les touristes crachés par le paquebot de la ligne régulière lambinent devant les étalages mais ils ne dérangent pas comme ceux de Spetsai, l'île voisine ; on ne leur a pas construit d'hôtels-mokas ni de souricières à étages. Hydra, rocher choisi par les grands pirates de jadis pour y entasser leurs butins, semble avoir été épargné par le dieu Progrès, grand pourvoyeur de pacotilles inutiles et laides.
Fuyant dès l’abordage les discussions de nos voisins de port, on gravit les ruelles à pic du village. On entre sans demander la permission dans un cloître puis dans une chapelle à coupole illuminée de cierges dont la flamme, comme l’or des icônes suspendues un peu partout, creuse les tièdes ténèbres. On ressort, aveuglé par la lumière que reflètent les murs peints à la chaux et l’on poursuit la balade à travers les venelles et les escaliers de pierre. Parfois, aux travers d’une grille, on entraperçoit un patio, avec un bassin, des plantes échevelées dans des vasques, la bouche ouverte d’un masque de tragédie crachotant un jet d’eau sur des rocailles, des sièges et des coussins de sérail… Un petit paradis caché et protégé. Encore des marches, d’autres ruelles biscornues, jusqu’à une placette à la vue dégagée qui nous permet d’embrasser d’un coup d’œil l’île et la mer scintillant comme une flaque de plomb fondu.
Sérifos
L'île de Sérifos.
Photo Lorenzo De Simone. Aurimages. AFP
Sérifos, l’île sans touriste, toute en hauteur avec un nuage, un seul, perché comme une oriflamme à son sommet. Sur la plage où le canot nous a conduits, il y a des roseaux. Coiffé d’un chapeau de paille qui couvre en partie son visage, un homme en a coupé une gerbe et l’a juchée sur son âne. On le sent calme, heureux. Il a tout son temps. Peut-être s’arrêtera-t-il plusieurs fois sur sa route en rentrant. Pour que son âne puisse brouter une herbe ou un pissenlit pas trop grillé. Pour que lui-même se roule une cigarette les yeux levés vers le nuage oriflamme qui ne crèvera pas. Il passera devant un café. D’autres hommes aussi secs que lui seront assis sous une treille. On le hélera. Il boira l’ouzo coupé d’une eau à la fraîcheur de grotte et acceptera un en-cas servi par la patronne en fichu noir : olives, feuilles de vigne farcies, tomate ou poivrons et ce fromage blanc de craie…
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Un peu plus loin, il croisera sans doute une petite chapelle semblable à toutes les chapelles de Grèce, moitié meringue, moitié igloo, avec une niche creusée dans un mur et une lampe rouge devant une icône en fer-blanc. Plus tard, arrivé à sa maison, tout en haut de l’île, il regardera la plage où il a cueilli les roseaux, d’autres plages, la mer… Lentement la buée du soir montera doucement à l’assaut des choses et de l’horizon. Viendront ensuite les étoiles. Nous, on sera reparti. Vers d’autres îles, d’autres lectures.
Le Voyage à l'envers de Christine de Rivoyre (1977), dernière réédition en poche chez Grasset.