Menu
Libération
Un été gourmand

Les Reca des sœurs à l’ouvrage

Au Pays basque, les trois jeunes femmes ont repris les fermes familiales. L’une a transformé l’étable en chai et les deux autres se consacrent à l’élevage des brebis et à la production des fromages. Tour du propriétaire, de la matière première au produit fini.
Saint-Just-Ibarre, le 29 juin 2020. Tommes de brebis de la ferme familiale Larraldea, produits à partir du lait de brebis manech à tête rousse.
publié le 21 août 2020 à 18h01

Un groupe de randonneurs descend à travers les vignes du domaine Bordaxuria. Sous le ciel gris qui contraste avec le vert profond de la végétation et les bâtiments blancs et rouges, Elorri Reca les attend pour une dégustation de vins. La vigneronne de 33 ans a repris en 2014 les vignes paternelles d'Ispoure (Pyrénées-Atlantiques) : «On est sur la maison natale de mon père, où il travaillait avec son frère. Ce sont eux qui ont planté 8 hectares de vignes, mais ils vendaient tout en cave coopérative.» Après des études d'ingénieure et d'œnologie, Elorri Reca a transformé la ferme familiale paternelle en chai : dans l'ancienne étable sont vinifiés les raisins, à l'étage du dessus, reliée par un escalier récent, l'ancienne grange fait office de salle d'accueil et de vente. «Prendre le temps de guider la plante pour qu'elle nous donne le meilleur, tout en respectant la terre, et générer un produit qui flatte tout ce travail-là, ça me plaît», raconte Elorri Reca.

Avec son compagnon, Brice Robelet, elle a planté 1,5 hectare supplémentaire, et a fait certifier son domaine, où elle cultive petit mancin, grand mancin, petit courbu, tannat, cabernet franc et un peu de cabernet sauvignon, en bio. Une gageure sur ce terrain présentant 300 mètres de dénivelé, où l'humidité basque - le coin est le plus pluvieux de France - demande une attention constante : «Comme il pleut beaucoup du printemps à la mi-juillet, la vigne pousse rapidement, il faut la gérer. On doit aussi faire attention à l'herbe, car on n'utilise pas d'herbicide - on fait tout à la débroussailleuse à dos, détaille Elorri Reca. On est sur des sols limoneux où l'eau s'infiltre facilement. On a besoin des herbes, qui "tiennent" le sol, mais elles ne doivent pas trop pousser et atteindre les grappes sinon ça pose un problème d'humidité et de champignons.»

Racines maternelles. Avant les vendanges, habituellement en octobre - «mais cette année ce sera moins tardif, vers le 20 septembre», - les matinées d'été sont occupées par le travail de la vigne et les après-midi par l'accueil des clients. Et 30 % des 30 000 bouteilles, toujours des assemblages, qui sortent de Bordaxuria à l'année sont vendues sur place.

Autour de la grande table en bois, fabriquée avec l'ancien plancher de la grange, les randonneurs s'offrent une récompense après une grande balade à sac à dos. «Ce qui est magique dans le vin, c'est qu'il restitue vraiment le millésime, tout ce qu'il s'est passé dans l'année. Il y a toujours notre patte dessus mais on a des vins très différents», s'enthousiasme la viticultrice qui produit blanc, rouge, rosé, et même un vin orange (un blanc de macération).

C'est aussi l'occasion de goûter au fromage de ses sœurs. «La nature est bien faite, s'amuse-t-elle, sur une zone géographique les cépages autochtones et les races d'animaux s'accommodent plutôt bien. Comme en Savoie ou dans le Jura, le blanc se marie très bien avec le fromage de brebis, surtout les tommes. Il y a une cohérence. Les crottins de brebis, plus forts, vont bien avec le rouge, qui fonctionne avec l'agneau, le mouton, les viandes qu'on produit ici.» Les racines maternelles ne sont pas bien lointaines en effet. Une vingtaine de kilomètres. Dans la ferme de ses parents, à Saint-Just-Ibarre, sa mère élevait des brebis. «C'était des structures très différentes, de petites fermes. Mon père avait lui-même repris de son père, raconte Elorri Reca. Ma mère avait un cheptel de 250 brebis, des races locales comme la Manech tête rousse, en appellation Ossau-Iraty. Elle non plus ne transformait pas : elle vendait tout en laiterie.» Ayant plus d'appétence qu'Elorri Reca pour les bêtes, sa sœur aînée, Oihana, 36 ans, et la benjamine, Intza, 30 ans, ont repris la maison natale de leur mère où elles ont monté la partie transformation. A la ferme Larraldea, elles produisent de la tomme, du crottin et du breuil, issu du petit-lait de la tomme. «J'ai toujours aimé manger et fabriquer du fromage, se rappelle Intza. A 15 ans, le week-end et pendant les vacances, j'en fabriquais dans un petit chaudron et je le vendais à la famille, aux amis…» «On a été baignées là-dedans. A 11 ans, je voulais déjà faire mon vin, sourit la vigneronne. L'agriculture de montagne, avec des pentes importantes, c'est compliqué. Le travail est manuel, donc se donner du mal pour produire la matière première mais ne pas aller au bout, c'était frustrant. Tout ce travail doit être aussi rentabilisé, surtout que maintenant il y a trois familles qui vivent sur les deux sites.»

Label Idoki. A la ferme Larraldea, où vivent toujours leurs parents désormais retraités - «C'est pratique pour garder les enfants», sourit Intza Reca -, les deux sœurs gèrent 200 brebis (et une vache, des chiens, dix cochons…). A Intza la traite du matin et la fabrication du fromage, à Oihana la traite du soir et la vente aux halles de Bayonne. Outre une poignée de crémiers qui distribuent leurs fromages, elles privilégient la vente directe, au marché ou à la ferme. La tomme se monnaye 19 euros le kilo sur place, 20 au marché : «Pour les vendre au bon prix, je préfère ne pas passer par des gens qui vont essayer de le faire baisser, explique Intza Reca. Le produit, on arrive à le vendre parce qu'il est bon. On l'a vu pendant le confinement, les gens continuaient à nous passer des commandes qu'on livrait sur des points de retrait à Bayonne.»

La ferme a obtenu le label Idoki. «Ce qui veut dire que c'est une ferme à échelle humaine, qu'on respecte un état d'esprit et une façon de travailler paysanne, précise-t-elle. On n'utilise pas de pesticide ni d'engrais mais on est trop petit pour être complètement autonome. Les brebis mangent du foin, de la luzerne en hiver qu'on achète à l'extérieur, tout comme le maïs qui est pour elles une gourmandise. Ce serait trop cher de les acheter en bio.»

Pour la jeune femme, qui revendique le titre de «paysanne» plutôt que celui d'agricultrice ou d'éleveuse, «il faut que le lait soit bon pour que la tomme soit bonne. Il faut soigner les brebis, les faire sortir, éviter les maladies, faire attention à ce qu'on leur donne à manger. Elles n'ont pas de nom, mais on s'attache quand même. Quand elles mettent bas et que l'agneau est mal placé et meurt, ça fait quelque chose.» Les 200 brebis ne sont pas toutes gestantes en même temps : «La gestation dure cinq mois et elles font un petit par an en moyenne. Il y a deux périodes, Noël et Pâques, rappelle Intza Reca. Sans compter celles qui restent vides. Les agneaux, on en garde 60 pour le renouvellement et on vend le reste.»

«Max de petit-lait». Après la mi-juillet, les brebis montent en pâturage dans la montagne. Contrairement au lait de vaches, celui de brebis est un produit saisonnier. «Elles partent en vacances et nous aussi. Quand je dis "vacances", je veux dire qu'il n'y a plus la traite, s'amuse l'éleveuse. Mais il y a toujours un truc à faire, le fromage à frotter…» Les brebis en montagne, la bergère n'a plus besoin non plus d'enfourcher son vélo électrique pour aller chaque soir récupérer ses bêtes dans un champ à quelques pas, et les reconduire, aidée de ses chiens, à l'abri de la ferme.

Trois tonnes de tomme, 500 crottins et un peu de breuil, des yaourts, du lait en bouteille (ainsi que du jus de pomme, de la confiture et du jambon rose, de quoi générer des revenus complémentaires) sont produits à Larraldea chaque année. Cet après-midi, Intza doit mettre en pot le breuil fabriqué le matin même. «On utilise l'eau qui sort lors de la chauffe de la fabrication de la tomme, c'est le petit-lait. On le fait chauffer, l'écume remonte et on la récupère. On la passe à travers un tissu et on met en pots», détaille-t-elle.

La tomme, elle, nécessite d'abord de faire chauffer le lait à 32 degrés, d'y ajouter hors du feu de la pressure («C'est ça qui fait cailler le lait») et de laisser reposer trois quarts d'heure. Ensuite, «on recasse la pâte qui a durci, ça doit faire comme des grains de maïs, explique la paysanne. On met à brasser et on démarre la deuxième chauffe.» Celle-ci monte à 38 degrés - «Ça permet de faire sortir le max de petit-lait.» Le mélange repose à nouveau, on extrait le petit-lait, puis «on le met dans les moules dans les torchons, et dans la presse, puis ça vieillit au saloir, dans la pièce d'à côté».

Deux jours dans le sel plus tard (pour donner du goût et favoriser la conservation), l'affinage démarre. «Le champignon s'y met et la croûte se forme, l'intérieur reste moelleux. C'est pour ça qu'on maintient la pièce humide», précise-t-elle. La tomme est affinée de quatre mois à un an, un an et demi maximum, sous peine de la voir durcir.

Quatre mois, c'est suffisant pour que la tomme de Larraldea soit ultra savoureuse. Une impression confirmée par ce couple de touristes, envoyés par la cidrerie du coin goûter l'Ossau-Iraty au lait cru d'Intza et Oihana. «On en a goûté du 12 mois mais celle-ci est vraiment bonne, s'exclame la femme, bluffée. Elle est très parfumée !» Le couple repartira avec un kilo.