Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Bombay, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était
«
Emporté(e) par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.
26 décembre, je ne sais toujours pas quoi faire.
C’est le matin et je vois toutes les filles de mon auberge partir une tente sous le bras pour le fameux événement féministe dont tout le monde me parle depuis que je suis arrivée : l’Encuentro de Mujeres Zapatistas, ce regroupement de femmes zapatistes, mouvement indigène paysan anticapitaliste. On m’a bien proposé plusieurs fois d’y aller, mais j’ai fait la fine bouche car dormir dans une tente pendant trois jours, merci, très peu pour moi #bourge. Mais tout d’un coup, je me dis que je suis certainement en train de passer à côté de quelque chose d’important, genre, un regroupement de femmes autour du féminisme, pour une société alternative et la préservation de la Terre ? Nan mais qu’est-ce que j’attends ??
Aussitôt, je m’active. On me dit qu’il faut juste se rendre à la station de bus et que de là partent des navettes, que des centaines d’autres femmes seront là aussi et qu’il n’y a qu’à suivre, il faut juste absolument un sac de couchage car il va faire froid la nuit, c’est dans la montagne et que niveau tente je trouverai toujours une place quelque part. Je cours acheter un sac de couchage au supermarché, achète un truc à grignoter, fais mon sac rapidos, enferme le reste de mes affaires dans un casier de l’auberge, et me rue à la station.
Arrivée là, je trouve vite un groupe de nanas avec qui faire le chemin. J'apprends qu'il n'y aura peut-être pas d'eau, et en tout cas pas de papier toilette, je cours acheter un rouleau, 3 bouteilles d'eau et des lingettes. Finalement, à force de poireauter, il est presque 18 heures et il n'y a plus de camionnettes !! On finit par trouver un taxi officiel en bon état, et on embarque enfin, entassées à 4 à l'arrière. Après deux heures de route, le chauffeur soupire de soulagement «ouf, on a passé la partie dangereuse», la partie QUOAAA?? Eh oui, on est au Chiapas, et j'apprends qu'il n'est pas rare que des voitures embusquées arrêtent les véhicules pour les dévaliser à main armée, surtout de nuit…
Enfin on arrive au campement, drôle d’impression avec tous ces partisans engagoulés, de nuit, armés de bâtons et d’arcs immenses… Des sentinelles gardent le campement comme de fières amazones. On devine sous les cagoules de longues tresses noires et parfois un chouchou rose qui vous va droit au cœur.
Aucune tension en moi
Côté visiteuses, c'est un véritable défilé de femmes de tous genres, je n'ai jamais vu une telle diversité. Cheveux longs, rasés sur les côtés, dreadlocks, tenues féminines ou garçonnes, des styles pas possibles inventifs ou plus conformes. J'ai l'impression de rencontrer en chacune les héroïnes de mon enfance. Des Calamity Jane qui n'ont pas froid aux yeux, des Scarlett O'Hara effrontées, des Dorothy ingénues, des Jane Eyre déterminées, des Fifi frondeuses, des Fantômettes espiègles, des Alice un peu allumées. On est toutes là pour une raison, on est des «Mujeres que LUUUUCHAAAAAN», des femmes qui combattent, comme on le scande à plein poumons à chaque discours, dans un enthousiasme fou qui vous grise.
Sensation étrange au milieu de cette foule, aucune tension en moi. Je me rends compte qu’en temps normal, tel un radar, j’analyse inconsciemment en permanence mon environnement pour évaluer «le terrain», repérer d’éventuels lourdauds, ou «prédateurs», que je réfléchis sans cesse à ce que je renvoie avec mes vêtements. Ici rien de tout cela n’existe plus, je baisse complètement la garde, on est entre femmes et je me sens superdétendue.
C'est mon premier rassemblement et c'est pas de la rigolade, le thème de cette année étant «les violences contre les femmes», mais c'est aussi très artistique, des tas de filles sortent leurs instruments et on chante et danse follement. Premier jour: «Las denuncias»… hummmmfff, intense, les femmes qui le souhaitent peuvent prendre la parole pour partager leur vécu, des mamans éplorées racontent les «suicides» déguisés de leurs filles, car la police ici n'en a juste rien à cirer des féminicides, alors autant boucler l'affaire au plus vite, des femmes de tous âges qui racontent des trucs vraiment durs d'abus sexuels en tous genres… Jour 2: «Propuestas», propositions pour que ça change, initiatives personnelles et collectives, une femme propose un orgasme collectif à 23 heures, ça fait du bien un peu d'humour… Jour 3: «Arte», on dirait que je suis tombée au bon endroit… Une danse collective pour exorciser et passer à autre chose, dépasser les drames et montrer qu'on est les plus fortes…
La société avancera avec les hommes, ou sans eux
La rencontre est une véritable déclaration de guerre au système patriarcal. C’est une formidable union qui matérialise visuellement ce que je ressens depuis un moment : que le monde bouge et que c’est au pas des femmes qu’il faudra désormais marcher, voire courir. Je me souviens d’un ancien ami qui me disait en grinçant des dents qu’à force de revendications, les femmes allaient faire fuir les hommes. En fait, la prise de position pourrait bien être tellement ferme que c’est juste que les hommes qui ne voudront pas de ce changement n’auront plus qu’à faire leurs valises. Car la société avancera avec, ou sans eux.
Je participe également à un «Mandala», une organisation solidaire constituée comme une construction circulaire. Chaque nouvelle femme se trouve à l’extérieur du cercle et cotise, tandis que les autres, plus anciennes, sont organisées en cercles décroissant à l’intérieur. Avec le temps, les femmes migrent vers l’intérieur jusqu’à ce que, par période d’ancienneté, chacune arrive finalement au centre, où elle récolte les donations des nouvelles arrivantes. Au-delà de l’écoute que se prodiguent les participantes, et donc du soutien psychologique, c’est un véritable outil d' «empowerment» économique, chose dont beaucoup de femmes, parfois fragilisées par des situations familiales (type mère célibataire), ont besoin. Un coaching inclusif et nuancé qui prend en compte toutes les facettes de l’individu, sa personnalité, ses rêves, sa vie, dans leur réalité comme dans leur projection; et la personne, dans sa force comme dans sa fragilité, dans un monde qui nous demande de sourire à toute épreuve et de ne surtout emmerder personne avec nos émotions.
«Stop dreaming my life and start living my dream!», «Cesser de rêver sa vie, mais vivre ses rêves»!
Je comprends qu’on est en enfin train de vivre une époque unique, une époque où, suivie de la prise de parole des femmes dans toutes les sociétés pour s’exprimer sur les violences et les discriminations, on entre dans l’ère du concret, de la création, une ère de regroupement féminin puissant pour faire valoir ses droits, légitimer ses aspirations et recréer un monde inclusif, où, j’aime à le penser, chacun aura sa place.
Qu’on soit homme, femme, ou entre les deux, qu’on soit un animal, une plante, qu’on soit le vent, la mer, ou même rien du tout…
Et encore…
En attendant
[ le Grand Bivouac, festival du film documentaire et du livre ]
qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de
Libération
propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets
[ issus de notre concours sur le thème du voyage ]
, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.
[ A retrouver ici ]
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