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Grand Bivouac: Concours

Nouvelle-Zélande : ce jour-là, une horde

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons des reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, une rencontre sauvage en Nouvelle-Zélande.
(Photo Jean Hacquart)
par Jean Hacquart, (finaliste de l'édition 2020)
publié le 10 septembre 2020 à 10h13

Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Bombay, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté(e) par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessins des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Près de cinq mois s’étaient écoulés avant ce jour-là. Cinq mois de solitude sur les grands chemins, à traverser la Nouvelle-Zélande de haut en bas et de bas en haut. A pied, en kayak et à vélo. Des milliers de kilomètres, seul dans les montagnes et les forêts. Un chemin ou une rivière à suivre. Et rien d’autre à faire. Dans la plus belle des tranquillités.

Enfin presque. Parce que malgré moi, j’avais aussi été confronté à la vie urbaine. Souvent, je m’en étais fort bien accommodé, me ravitaillant dans les petits villages, dans une ambiance paisible et chaleureuse. Les Néo-Zélandais s’étaient révélés être des hôtes formidables, jamais pressés et toujours bienveillants. Mais j’avais aussi dû passer par le centre des grandes villes du pays. Mon cauchemar à bien des égards. Seul dans la nature, je ne ressens jamais la solitude. Ou alors dans ce qu’elle a de plus beau et de plus sain. Comme une ivresse qui exacerbe les sentiments, j’y ai connu mes plus grandes joies. Dans les métropoles, c’était une autre histoire. Peu importe l’endroit dans le monde, sous bien des aspects, elles se ressemblent toutes. Je m’y sens profondément loin de tout, loin des autres surtout.

Un prénom, un bulletin météo, un «bonne chance»

Au cours de mon voyage, j’avais traversé la plus grande ville du pays, Auckland. Au nord, dans ses banlieues chics et tentaculaires, j’avais passé une journée à marcher dans les rues désertes, sous une pluie de tous les diables. Je m’étais forcé à ne pas trop regarder ailleurs que droit devant moi. La vue des habitants qui se prélassaient dans leur canapé un livre à la main après un déjeuner dominical m’avait plombé le moral pour de bon. Je m’étais concentré un temps sur mes mains autrefois brunies par plusieurs semaines de marche sous le soleil, transformées en un amas fripé d’un blanc cadavérique. La couleur était de circonstance, je m’étais senti comme un fantôme errant, indiscernable depuis le confort d’un salon tiède. Le lendemain, j’étais passé par le cœur même de l’agglomération aux heures de bureau. Des flots humains incessants. Une masse indistincte dans laquelle je m’étais senti englouti. Alors j’avais hâté le pas, courant presque, pour sortir de la ville. Echapper aux bruits et à l’indifférence.

Afin d'éviter les foules gigantesques, j'avais choisi de traverser Hamilton, la grande ville suivante, très tôt le matin. Comme souvent, mon seul interlocuteur de l'aube fut un SDF. Il m'avait interpellé avec un sourire. Mes vêtements déformés, ma crasse et ma barbe ébouriffée nous rapprochaient. Je lui avais donné mon fond de poche, mais surtout nous avions échangé quelques mots : un prénom, un bulletin météo, un «bonne chance». Des banalités humaines plus importantes que jamais. Une poignée de main, un peu de chaleur humaine. J'avais choisi ma solitude et mon vagabondage, j'avais recherché l'inconfort et la difficulté, j'avais un peu d'argent sur mon compte en banque. Lui, il se retrouvait seul et invisible, sans en avoir eu le choix. Sa fortune se trouvait dans un bonnet troué devant lui, sur le trottoir. Je comprenais un peu plus encore la détresse d'être différent et invisible aux yeux des autres, des gens dits normaux. Les dizaines de milliers qui chaque jour s'affairent et sentent bon. La foule qui n'emporte qu'elle-même et laisse les autres sur le bas-côté.

Photo Jean Hacquart

Pendant ces cinq mois, je ne me suis jamais vraiment senti à l’aise dans la collectivité. Jusqu’à ce jour-là.

Ce jour-là, je n’avais plus que Ninety Mile Beach à remonter, cette même plage de cent kilomètres qui m’avait fait si mal aux pieds fin novembre. A vélo, ça ne représentait même pas une journée d’effort. Une seule et petite journée, au regard des 139 écoulées… Elle s’avéra être l’une des plus belles de toutes. J’étais parti très tôt pour ne pas être bloqué par les marées et un sable trop mou sur lequel je n’aurais pas pu rouler. J’étais parti très tôt avant que le vent de face ne se lève et me condamne à faire du surplace.

Ce jour-là, alors que je levais le camp, quelqu’un avait eu l’idée d’enflammer le ciel d’un rose orangé entremêlé de bleu. A peine avais-je commencé mes premiers tours de roue qu’une dizaine de chevaux sauvages apparurent à ma droite. Fièrement dressés au sommet des dunes qui longeaient l’océan, ils me regardaient arriver, aucunement effrayés. Comme s’ils m’attendaient. Quand je fus à leur niveau, la horde se mit à galoper dans le même sens que moi dans une course folle vers le nord. Je ne les quittais pas des yeux. Dans la lumière du petit matin, leur peau brune se reflétait et ondulait comme des épis de blé sous le vent. Pour la première fois depuis bien longtemps, je sentais une vraie présence.

Aspirations de dépouillement, d’isolement, de liberté

Simple, pure, puissante. Je faisais partie d’un groupe, je faisais partie d’un mouvement. Nous nous déplacions à la même vitesse. Mes yeux s’embuaient et, exceptionnellement, ce n’était pas dû aux embruns. Je criai de bonheur. J’avais trouvé mes compagnons de voyages. Nous avions, je crois, les mêmes aspirations de dépouillement, d’isolement, de liberté. Ephémères, ils partirent dans une brise, comme ils étaient arrivés. Comment pourrais-je leur reprocher de s’en aller retrouver leur solitude ? Ils avaient disparu, mais ils ne me quittèrent pas. Leur présence m’accompagnait, ils étaient entrés en moi et je savais instantanément que leur souvenir serait indélébile. De ceux qui vous suivent toute une vie.

Ce jour-là, je me murmurais une phrase accrochée à ma mémoire. «J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuer», disait Albert Camus dans L'Etranger. Au regard des cinq derniers mois écoulés, de la mine d'or inépuisable que constituaient mes expériences passées, j'étais immortel. Et avec les chevaux, j'étais loin d'être seul.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

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propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets

, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.

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