Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était
«
Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.
Les yeux écarquillés, la transpiration qui fait coller les cheveux au crâne et dégouline dans le dos, les souffles courts. Je l’attendais partout sauf ici. La foule en délire qui me ferait presque réévaluer mon amour des grandes villes. Sur les rives du lac Ahémé, nous sommes loin des grandes métropoles, pourtant. Cotonou est à 80 kilomètres. A première vue, c’est la faune qui a le pouvoir ici, se livrant à son gré aux filets tendus des pêcheurs lacustres. J’ai 16 ans, et dans ce village béninois, dont le nom ne s’est pas ancré dans mes souvenirs, je m’apprête à être baignée dans une clameur nouvelle.
Nous sommes un groupe de dix jeunes Yvelinois accompagnés d’une poignée d’adolescents béninois. Nous avons eu quelques jours pour apprendre à nous connaître avant cet après-midi que nous, petits Français en sueur, attendons depuis le début du séjour. L’heure du vaudou a sonné. Les rues du village sont vides. On entend au loin de la musique. Nous suivons le guide dans un dédale de maisons sombres. Nous serions incapables de sortir seuls du village si nous le voulions.
La place principale du village est un autre monde. Des centaines de gens y discutent, assis ou debout. Les enfants courent dans tous les sens. La musique est si forte que, si tant est que l’on n’ait pas le souffle coupé par toute cette effervescence, il faut se pencher à l’oreille de son voisin pour qu’il entende nos «waouh» d’émerveillement. Instinctivement, nous marchons à la queue leu leu, tous serrés. Je fixe le dos de l’amie qui me précède et une pointe d’appréhension commence à monter en moi. Il faut rejoindre les quelques bancs disposés au fond de la place, batailler entre les hommes qui discutent vivement pour s’asseoir sur une seule fesse, les épaules renfermées, la sueur des voisins qui se mélangent à la nôtre.
Tam-tam
Le calme revient, étrangement. Le centre de la place se vide et des centaines de paires d’yeux se tournent vers la porte de la maison qui jouxte l’endroit. Pas nos yeux. Pas les miens, en tout cas. Je cherche du regard un indice sur la suite des événements. Le silence est pesant, comme les prémices d’un grand événement dont je ne connaîtrais ni les secrets, ni les protagonistes ni l’intrigue. Les tam-tam reprennent lentement. Nos têtes bougent à leur rythme. Avant. Arrière. Mon esprit est partagé entre le souvenir très frais de l’après-midi que je viens de passer – nous avons pêché au filet dans le lac, ou tenté de le faire sous les rires de nos hôtes – et l’incompréhension de ce que je suis en train d’attendre.
Palapalapalapalapa. Les tambours s’agitent. La terre sablonneuse s’envole comme soulevée par un vent qui ne souffle pas. En face de moi, un énorme amas de paille brise le cercle des gens assis sur des bancs, comme moi. Cet objet non identifié fait trois mètres de haut, deux de large. Par-dessus la paille, des couleurs ont été apposées. Je me souviens vivement d’un rose fluo comme des yeux d’une autre galaxie me fixant depuis l’autre bout de la piste.
Tout à coup, un mouvement. Voilà que, entouré par une dizaine d'hommes parés de mille couleurs, l'objet de paille se met à tourner sur lui-même. «Ah il y a quelqu'un sous ce truc en fait !», je pense. A ma gauche, ma voisine et amie pense visiblement la même chose, pour se rassurer face à une expérience qu'elle vit déjà très mal. Les yeux à demi fermés, elle finit par voir, tout comme moi, la paille se soulever en tournant. Dessous : rien. Le vide, le néant. Un tour de passe-passe, sans doute. À moins que nous soyons en présence d'une chose inexplicable, mystique.
Moment d’effroi
Alors, comme un seul homme, la foule béninoise se lève. Elle chante, danse, crie, claque des mains. Nous, Français, restons bouche bée. Je sors de ma rêverie un instant, toujours assise sur ce banc de bois posé en équilibre sur les bosses qui forment la place du village. Je lève les yeux et devant moi, un homme. Il me regarde, les yeux exorbités. Des veinules rouges strient ses globes oculaires. Des tresses tombent le long de son cou et j'en oublie tout. La foule, les amas de paille qui s'agitent seuls, les danses, la musique entraînante, la transpiration qui continue de couler sans cesse le long de ma colonne vertébrale. Un froid d'horreur s'empare de mon buste. «Je dois partir d'ici.» Je n'ai que cette phrase en tête. J'essaie de regarder ailleurs, de quitter ce regard glaçant qui me guette et m'invite à rejoindre le centre de la piste pour participer à la cérémonie. Ma raison sait : cet homme est probablement ivre, voire sous l'emprise de drogues, et galvanisé par le moment, par le vaudou. Mais ma peur, elle, s'active. Je ne suis pas croyante mais dans ce village béninois, les esprits me semblent tout à coup très sacrés.
Je regarde avec effroi deux de mes amis s’avancer dans le cercle pour prendre part au rituel vaudou. Ils ont un immense sourire aux lèvres. Ma cage thoracique semble de plus en plus serrée. A ma droite, un mouvement. Mes voisines se lèvent, s’avancent vers la ruelle adjacente à la place. C’est le moment. Je saisis l’instant. Je n’aurai pas d’autre chance de m’enfuir. Presque en courant, je rejoins mes amies. Je ne regarde que leur dos. J’essaie de faire abstraction de tout le reste. Du regard insistant de l’homme, de la chaleur, des villageois qui nous bousculent en dansant tandis que nous tentons de partir.
Pointe de regret
Je n’ai aucune idée de ce qui se passe juste après les avoir rejointes. Dans mon prochain souvenir, je suis dans la maison d’une dame, peut-être l’une des seules à ne pas avoir assisté à la cérémonie. Sa fille, qui n’a pas plus de 2 ans, joue avec une boîte de conserve, sans que cela n’alarme personne. La clameur a disparu. Reste la douceur d’un après-midi d’avril sur les bords du lac Ahémé.
Peut-être aurais-je davantage à raconter.
Et encore…
En attendant
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qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de
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[ A retrouver ici ]
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