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Grand Bivouac: Concours

Transe de nuit berlinoise

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons un certain nombre de reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, les soirées de la capitale allemande.
A Friedrichshain, en 2009. (Photo Getty Images)
par Laetitia Caumes, (finaliste de l'édition 2020)
publié le 12 septembre 2020 à 17h03
Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Berlin, chaleur, sueur, sourires, espaces enfumés, néons de couleurs, enceintes dont les basses font trembler le cœur et frémir les oreilles, foule de corps en transe…

J’ai entendu dire (très scientifique comme début, je sais), que dans l’espace public, notre espace vital s’étend à environ 3,60 mètres. Pas étonnant alors, que nous nous sentions mal à l’aise lorsque l’aisselle d’un inconnu se retrouve à quelques centimètres de notre tête dans le métro en un agréable lundi matin. Si, comme moi, vous avez tendance à reculer discrètement quand votre collègue collé à votre visage, vous raconte de façon enflammée son week-end trépidant à Disneyland avec son gosse de 2 ans, vous n’êtes probablement pas fan non plus des foules.

Quel bonheur de se retrouver dans Italie Deux un samedi après-midi, à Châtelet aux heures de pointe ou au Colisée en plein mois de juillet. Et pourtant, aussi contradictoire que cela puisse paraître, les moments les plus joyeux de ma vie, ceux dans lesquels je me suis sentie la plus épanouie, la plus comblée, se déroulèrent dans un contexte où la notion même d’espace vital devient obsolète : en boîte de nuit ou en festival.

Avant de déménager à Berlin, l’univers des boîtes de nuit se résumait pour moi à des lieux enfumés dans lesquels des filles en robes noires et talons et des garçons en chemise blanche se déhanchaient, chantaient et faisaient semblant de s’entendre accoudés au bar, un gin-to à la main. C’était des collés-serrés non désirés, des remix de chansons écoutés et réécoutés avec des drops plus décevants que percutants, des cocktails surtaxés, des photographes malaisants. C’était un espace où il semble vital de prendre photos et vidéos, car oui, il faut montrer aux autres qu’on est en boîte, qu’on passe une «bête de soirée», que l’alcool coule à flots. Est-ce qu’on profite véritablement du moment ? Est-ce qu’on passera son dimanche heureux ou est-ce qu’on le passera à demander à son·a pote de supprimer une story compromettante où l’on ne se reconnaît même pas. Je ne crache pas totalement sur ces expériences, j’ai moi-même passé beaucoup de soirées similaires, dont je garde tout de même des assez bons souvenirs.

Mais, une fois que j’ai fait l’expérience de boîtes dans lesquelles j’appréciais véritablement la musique, difficile de faire demi-tour. Il semblerait que ça soit un passage obligatoire lorsqu’on déménage à Berlin. Ce n’est d’ailleurs probablement pas la première fois que vous entendez quelqu’un faire l’éloge de cette ville. Mais il ne s’agit pas que de cette ville, ce sentiment, cette joie, je l’ai retrouvé dans de nombreux évènements de musique électronique. Vous en avez peut-être assez de ces «teufeurs» qui pensent avoir découvert la vie en boîte, alors que d’après vous ce sont juste des drogués euphoriques, aveuglés et inconscients qui se voilent la face et essayent de fuir la réalité. Il y a une part de vérité dans tout ça.

Mais cette fuite mise à part, il y a aussi quelque chose de très fort qui se transmet dans cette foule.

Dans ma vie de tous les jours, est-ce que j’aime être en contact avec des peaux inconnues, collantes et transpirantes ? Non. Est-ce que j’aime spécialement l’odeur de sueur, d’alcool et de fumée ? Non. Est-ce que c’est quelque chose que j’oublie totalement dans ce contexte ? Oui, car ça n’a aucune importance. La propreté des toilettes, l’hygiène des autres, ma propre production incontrôlée de sueur, tout cela est secondaire, voire totalement insignifiant. Et non, cela n’est pas obligatoirement et intrinsèquement dû à la consommation d’alcool ou d’autres substances. Certaines de mes meilleures expériences eurent lieu totalement sobre. C’est d’ailleurs avec beaucoup de naïveté que j’ai découvert l’omniprésence banalisée des drogues dans ces cadres. Je me rappelle m’être plusieurs fois innocemment interrogée sur ces nombreux reniflements provenant des cabines de toilettes voisines à la mienne. Le rythme de marathonienne acharnée que j’adopte en dansant m’invite à consommer beaucoup d’eau et donc à passer une part importante de mon temps aux toilettes et je me revois encore m’interroger à multiples reprises sur ces pauvres gens allant en boîte enrhumés.

Bref, vous êtes là, il fait chaud, autour de vous, des inconnus, tous ont leur histoire, tous ont leurs problèmes, tous ont leurs centres d’intérêt divers et pourtant vous mettez tout cela de côté. Vous êtes tous là pour la même musique, tous là pour faire la fête, tous là pour profiter.

Fini les collés-serrés non désirés (même si je suis consciente du fait que ce milieu n’est pas non plus immunisé contre les agressions sexuelles, mais l’esprit d’entraide, d’amour, de non-jugement me semble quand même plus présent que dans d’autres milieux).

Fini l’acharnement à filmer. Beaucoup de boîtes berlinoises collent d’ailleurs des autocollants sur les caméras des portables, afin d’éviter que l’on vive sa soirée à travers un écran.

Fini le jugement quant au style vestimentaire. Alors que certains sont torse nu (compréhensible vu la chaleur), d’autres sont en lingerie et beaucoup en t-shirt et en baskets. Entre expression de soi et confort, le plus important est de pouvoir danser pendant six heures.

Nous partageons tous le même but, passer une soirée déconnectés du monde extérieur où tout ce qui importe c’est la musique. Chaque changement de rythme, chaque nouvelle basse, chaque nouveau kick entraînant des réactions. Elles sont toutes uniques et différentes. Certains ont les jambes clouées au sol et bougent frénétiquement leurs torses, d’autres sautillent de droite à gauche, d’autres encore privilégient les mouvements de bras rythmés, points vers le haut, bras dans les airs. Yeux fermés pour les uns, grands ouverts pour d’autres. Et il y a ces sourires. Ces sourires qui se dessinent sur tellement de visages.

Ce sourire qui se dessine aussi sur le mien, cette sensation de joie qui m’envahit. Tout ce qui se passe à l’extérieur semble disparaître, tout ce avec quoi je peux me prendre la tête en temps normal part en fumée, fumée de clopes et de vapeur de machines fumigènes.

Alors oui, on sait tous que c’est temporaire, on sait tous que lundi matin, on retrouvera la même aisselle dans le métro, les mêmes gens lents sur le trottoir dont on manque d’écraser les pieds à chaque pas, les mêmes conversations ennuyantes avec nos collègues aigris. Mais le temps d’une soirée (et heureusement elles sont longues), on met tout cela de côté et on se laisse aller dans cette foule.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

Libération

propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets

, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.

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