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Grand Bivouac: concours

Bahreïn : les pluies de Dilmun

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons un certain nombre de reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, un été au Bahreïn.
La Mosquée Al-Fateh de Manama. (Photo Isaure Landon)
par Isaure Landon
publié le 14 septembre 2020 à 7h28

Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Sur le côté, un pneu encore fumant éteint son feu, de part et d’autre, des gratte-ciel à la tête tranchée, tout au long des hommes en armes retranchés derrière des blocs de béton, au-dessus, le soleil lourd et insistant. A Bahreïn, les routes ne s’éternisent pas, mais leurs histoires sont sans fin.

Au temps de la Mésopotamie et de Sumer, l’île de Bahreïn portait le nom de Dilmun, une terre d’abondance aux attributs de paradis terrestre, le jardin d’Eden du golfe Persique. Si les mirages ont souvent cours sous le soleil du désert arabique, la petite île a, quoi qu’en disent les rumeurs, su en tout pragmatisme y trouver sa prospérité au fil du temps, en commerçante de perles et d’or noir. Aujourd’hui la richesse s’est tarie, la liberté aussi. Les foules sont ici diverses, religieuses, protestataires, dominantes ou saoudiennes en liberté. La monarchie sunnite veille strictement sur une population majoritairement chiite.

Nous sommes le 6 juillet, le croissant de lune a mis fin au ramadan et les rues s’emplissent des prieurs pour fêter l’Aïd-el-Fitr et aujourd’hui ce sont mes yeux qui veillent sur mes pas. Je sors de la forteresse de Riffa, où seuls les voyageurs venus d’ailleurs s’aventurent, particulièrement satisfaits en ce jour d’été de trouver le génie rafraîchissant de la tour des vents. Tandis que le cadran pointe le soleil à son zénith, les passants se précipitent vers la mosquée bordant le fort. Ils s’apprêtent à prier Dohr, la prière de la mi-journée. Dans un bal chaotique, les tapis prennent place, les coudes se chevauchent à l’envie, les regards d’estime s’échangent. La mosquée remplie, ne contient plus les passants, la chaussée les accueille. De toutes les rues alentour apparaissent des hommes, de derrière les voitures se découvrent des visages enjoués et pressés. Le jour est important, bientôt se joue une nouvelle adresse à Celui d’en haut.

Riffa est légèrement en altitude, son fort et sa mosquée surplombent à pic une plaine aride que les maisons basses doucement grappillent et que des arbres résistants opiniâtrement occupent.

Et les foules toujours s’en viennent, tant en nombre que je me demande comment toutes ces maisons de terre dissimulent leurs réserves, comment contiennent-elles tous ces hommes.

Le sol, bientôt recouvert des tapis de prières, ne me laisse guère que peu de place pour trouver mon chemin. Je ne veux pas m’attarder, tant il me paraît impudique de troubler ces croyants dans leur conversation profonde. Pourtant, c’est bien eux qui me retiendront.

En ce jour de paix, ces hommes n’auraient fait d’erreur que celle d’être chiite dans un pays où le pouvoir impose son sunnisme. Soudain, des mêmes rues que celles dont sont venues les liesses pieuses, se révèle une voiture de police. En sortent trois hommes, aux visages fermés par des yeux noir ébène et par des mâchoires saillantes dessinées par des barbes brunes, noires. Leur démarche ne dirait rien aux faussement téméraires qui tenteraient par quelques folles impulsions de s’interposer. Pourtant à force de confrontations, il semblerait qu’à Bahreïn la peur s’est épuisée, et sans atermoiement un groupe se forme autour de ces trois officiers.

Je sens la tension s’établir, quelques jours auparavant le gouvernement a manifesté ses réticences vis-à-vis de la population chiite quant aux célébrations de l’Aïd. Je pense qu’il ne serait guère opportun de me trouver au milieu d’une foule rompue à l’embrasement face à la discrimination qu’ils subissent depuis trop longtemps. Pourtant il m’est impossible à moi et à mes parents de me frayer un chemin jusqu’à notre voiture.

C’est alors que la foule s’ouvre et laisse parvenir jusqu’au pas de la mosquée les officiers de police. L’hostilité n’est plus. Les trois hommes se voient tendre un tapis, qu’ils étalent avec soin.

La grande invocation peut alors commencer. Je m’arrête malgré moi et ne peux détourner mon regard de ces liens qui se tissent face à moi. En rang, épaules liées, les protestations calmes de la prière trouvent leur passage par l’œuvre du Messager. Je crois que de la foule souvent naît la ferveur, et devant ce parterre d’âmes que j’aurais alors chiffré à deux voire trois centaines, je suis intimidée de ne pas être plus invisible, de prendre la place d’un prieur qui aurait, en lieu et place de mes pieds, pu déposer ses supplications. Je suis intimidée de ne pas prendre part. Je me dis qu’à cet instant, l’important n’est plus de croire car si par tristesse on venait à découvrir que personne ne se trouvait en haut, ces prêcheurs d’envie, ensemble se suffiraient à créer, celui en qui ils croient tant. Ils m’ont pris dans leur foi, ils m’ont pris dans leur foule. Et je repars, en regardant s’échapper de ce promontoire de Riffa, ma pudeur et leurs prières.

De Bahreïn, je n’ai pas oublié la danse fébrile du gouvernement pour imposer sa loi, je n’ai pas oublié la foi réprimée, je n’ai pas oublié la fin du monde prospère d’un pays frappé par les printemps arabes. Toutefois, pour les Bahreïniens, la colère ne connaît pas de printemps.

Je n’ai pas vu ici de palmeraies et de canaux d’irrigation qui tout autour dansent, je n’ai pas vu de sources abondantes, je n’ai pas vu de plateau de dattes. J’ai vu un monde changé. J’ai entendu les songes lointains des habitants de l’antique Dilmun se demander pourquoi les pluies ne tombent plus. Pourquoi les foules de cette île ne suffisent à convoquer les promesses d’un paradis perdu ?

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

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