Menu
Libération
Grand Bivouac: Concours

Rêves de steppes

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons des reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, un voyage immobile…
(Photo Manon Lelarge. DR)
par Manon Lelarge, (finaliste de l'édition 2020)
publié le 17 septembre 2020 à 10h03

Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Barjouville, en France confinée, le 4 avril

Dix-neuvième jour de confinement. C’est une chose maintenant, de compter les jours depuis que nos repères ont été bouleversés, nos libertés les plus simples muselées, nos certitudes balayées. Dix-neuf jours qui ont passé et se sont ressemblé, rythmés par le télétravail, les yeux rivés sur l’écran, et le chant des oiseaux que j’observe depuis mon jardin. Je vis ce retour aux choses simples comme une aventure singulière, immobile, qui peut paraître dénuée de découvertes et d’exotisme, mais qui recèle sa part de mystères. Que va-t-il advenir de notre société telle que nous la connaissons ? Est-ce que cet entre-soi forcé et cet arrêt soudain de l’économie mondiale seront l’électrochoc nécessaire à ce que l’on s’engage sur la voie de la durabilité ? J’en suis persuadée, il y aura un après confinement.

Le plus insoutenable, c’est l’idée même que les frontières de dizaines de pays soient fermées. Et que, ma volonté seule ne suffirait pas à m’envoler pour le bout du monde. Je me refuse à l’idée de ne pas pouvoir rendre visite à mes amis d’ailleurs. Etre dans l’illégalité si je m’éloigne de plus d’un kilomètre de chez moi est absurde. Je suis le personnage secondaire d’un mauvais film de science-fiction, et j’ai un arrière-goût amer sur le palais.

Optimiste, car il faut bien l’être quand tout est chamboulé, je me saisis tout de même de ce cadeau qui m’est offert de passer du temps auprès de mes parents. Pour résister à cette prison physique, je m’évade en laissant mon âme voyageuse partir sur les routes de mon imagination. Sorte de voyage immobile, intérieur, qui n’est jamais à bout de pensées vagabondes.

Pour moi, l’après commencera par un grand galop dans les champs de blé aux couleurs tendres d’un printemps toujours naissant. Mon corps, mon cœur et mon esprit se tendent du désir d’être à cheval lorsque je vais marcher dans les chemins de terre battue à la sortie de mon village. Ce galop libérateur sera le premier pavé posé sur la route de ma grande épopée. Je suis beauceronne, et il m’aura fallu voyager aux confins du monde pour comprendre que mon attirance pour les grands espaces et les steppes d’Asie centrale était née sur mes terres d’origine. La Beauce n’est pas comptée parmi les plus belles régions de France, mais le ciel n’y a nulle part ailleurs sur le territoire de l’Hexagone une place si grande. Le regard s’y perd à l’horizon comme en pleine mer, éveillant des envies d’exploration infinie. Depuis toute petite, je suis animée du désir farouche de fouler du pied les steppes mongoles, d’y rencontrer des nomades et de partager leur vie sous une yourte, entourée de mille chevaux sauvages. Pour Noël dernier, je me suis d’ailleurs offert une carte de Mongolie. Comme une promesse que le temps serait bientôt venu d’accomplir ce rêve d’enfant.

Les années passant, je me suis ouverte au monde, les contrées d’Asie centrale ont rejoint la cohorte de mes désirs d’immensité, d’errance, de sommets enneigés. Alors, j’ai débuté les cours de russe, qui se poursuivent en visioconférence en ces temps de distanciation sociale. Cette escapade linguistique hebdomadaire entretient la flamme de mon futur départ pour l’immensité des steppes, libre. Allongée dans l’herbe fraîche, j’imagine sans mal ce vide d’une beauté à couper le souffle, ces paysages enchanteurs qui vous font vous sentir infiniment petit. Depuis quelques années, je suis toujours sur le départ pour une grande aventure, une nouvelle destination, inexplorée et séduisante. Rien ne m’est plus normal que de vivre sans engagements de plus de quelques mois, de pouvoir explorer à chaque fois les facettes de ma personnalité. Etre forcée de rester enfermée, c’est renoncer à cette façon de vivre.

Alors, c’est viscéral, c’est plus fort que moi, toutes les fibres de mon corps s’impatientent de retrouver les routes du monde. Connaissez-vous cette sensation ? Quand, réellement, les organes se contractent, la gorge se noue, l’adrénaline monte et le bout des doigts est tout frémissant d’excitation ? Cette envie ne m’a jamais quitté, mais elle s’était estompée depuis mon retour de Mauritanie, et la voilà revenue de plein fouet.

Ce sera un voyage au long cours. Paris-Moscou en train, pour ensuite monter à bord du transsibérien, destination Oulan-Bator. De là, je pourrai acheter un fringant petit cheval mongol pour m’élancer sur les pistes de la route de la soie. L’immobilité et la restriction de libertés m’arment de courage, et plus que jamais je suis consciente que la vie se vit au présent. En fermant les yeux, je me vois la peau tannée par le soleil et le vent, mes grosses chaussures de marche aux pieds et mon sac à dos bien vissé sur les épaules, je sens mes muscles fatigués et mon esprit délivré des tracas insignifiants d’une routine vide de sens. Marcher pour atteindre la prochaine étape, seulement inquiétée de trouver un lieu où se reposer et quelque chose à manger. Un retour à l’essentiel, et des pensées divaguant au rythme de mes pas. Et puis, les rencontres, sur le bord du chemin, dans les villes et les champs, au détour d’une boutique ou d’un voyage en bus. Des centaines de rencontres, courtes, intenses, silencieuses ou bavardes. Des milliers de sourires. Du partage. En bref, la vie, et tout ce qu’elle devrait être.

On ne s’attend pas à être emporté par la foule en pleine steppe. Et pourtant, c’est bien parce que la foule me manque que j’aspire à repartir me frotter aux dangers de l’inconnu, à quitter tout ce que je connais et tous ceux que j’aime. La foule humaine m’habite, cet ensemble dont nous sommes tous et toutes une infime partie. Au-delà des kilomètres qui nous séparent, des différences culturelles qui nous identifient, des milliers d’années d’histoire qui nous façonnent, nous nous comprenons, nous nous respectons, et lorsque nous nous rencontrons, nous pouvons apprendre à nous aimer les uns les autres. «La majorité des humains dans ce qu’ils ont de commun», voilà la foule qui m’emporte.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

Libération

propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets

, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.

.