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Libération
deuxième prix catégorie TEXTE

Regarde, regarde

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publions des reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, des sourires masqués. Un beau texte poétique de Lucille Testard de Marans qui obtient la seconde place.
Au carnaval de Venise, en 2017. (Tony Gentile/Photo Tony Gentile. Reuters)
par Lucille Testard de Marans
publié le 21 septembre 2020 à 15h56
(mis à jour le 21 septembre 2020 à 16h26)

Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessins des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Il portait son sourire bien haut sur son visage. Elle aussi le portait.

Et lui, et lui, et elle aussi.

Aujourd’hui c’est chose rare.

C’est le masque qu’il porte bien haut sur son visage.

Et lui, et lui, et elle aussi.

Le sourire est parti se cacher dans le recoin des yeux.

Que reste-t-il ?

Elle met du rouge à lèvres car elle aime la couleur.

Et puis elle sort.

Elle va juste au café. Ce n’est pas un rendez-vous, ce n’est pas pour plaire qu’elle met le rouge. Elle met le rouge car elle aime ça. Elle se sourit dans le miroir. Elle voit le bleu de ses yeux qui danse avec le rouge. Elle se trouve belle. Elle a envie de sourire, de rire, d’aimer. Elle a envie de danser, de virevolter, de vivre.

Elle va juste au café pour prendre le temps. Pour lire son livre, écrire dans son carnet.

Pour regarder le monde qui va et vient. Pour rêvasser, aussi.

Elle sourit au miroir et puis elle sort.

Sur le chemin du café, il y a la librairie. Elle y a commandé un livre et il est arrivé. Pendant le confinement, elle est passée souvent devant la librairie. Elle a vu la libraire s'affairer seule dedans. C'était fermé, bien sûr. Elle lui faisait des signes à travers la vitrine. Elle dessinait un cœur avec ses mains, elle disait «bon courage» avec ses lèvres pour qu'on puisse lire dessus même sans avoir le son.

La librairie a rouvert et le livre est arrivé.

Sur le chemin du café, passer le prendre. Oui, mais il faut un masque. Sinon on n’entre pas. C’est le jeu, c’est la règle.

Oui, mais le rouge à lèvres ? C’est pour le masque, maintenant.

Elle met le masque et sent le rouge qui atterrit dessus. Il est loin, le miroir. Voilà le rouge emprisonné. Sûrement qu’il bave, maintenant, pense-t-elle. Sûrement qu’il se répand partout. Elle soupire. Elle se sent un peu bête de ne pas y avoir pensé. Elle n’a pas l’habitude, encore, d’emprisonner sa bouche. Elle ne veut pas l’avoir.

Sourire avec les yeux. Sourire d’autant plus fort qu’il n’y a plus le sourire. Que le visage est caché. Sourire de tout son cœur car ça transperce le masque. Le vrai sourire ne s’arrête pas aux lèvres. C’est peut-être l’occasion de faire la différence. Ceux qui ne sourient pas n’ont pas les yeux qui brillent, qui se plissent et pétillent. Le faux sourire ne dépasse pas le masque.

Continuer le rouge à lèvres est sa petite résistance. Sa petite transgression. Porter la joie plutôt que la peur. Maintenir la couleur.

Elle pense aux dames âgées qui font ça jusqu’au bout. Qui se maquillent sans voir personne. Qui se parfument chaque jour. Elle ne comprenait pas, avant. Pourquoi faire ça ? Pour qui ? Pour personne d’autre, ma fille. Pour personne d’autre que soi. Pour les couleurs, pour le plaisir, pour se sourire à soi quand personne d’autre n’est là. Se sourire dans le miroir avant de mettre son masque, avant la solitude, avant le grand silence.

Elle arrive au café et elle enlève son masque parce qu’heureusement on a encore le droit. Boire un café sans masque. Voir les bouches, voir les lèvres, les sourires. Voir les visages entiers. Voir aussi ceux qui passent avec masques et lunettes. Où donc passent les visages ?

Il n’y a pas que les bouches qui disparaissent sous masque. Il y a les nez. Les joues. Les fossettes, les grains de beauté, les moustaches, les boucs, les piercings, les cicatrices, les petites joues rondes, les mentons comme ci comme ça, les tics, les rictus, les mimiques, les dents, les langues, les mouvements infimes, ceux qu’on provoque et ceux qui nous échappent. C’est tout un monde enfoui. Même les mots, ils se cognent, contre la paroi du masque. Certains sont engloutis. Le masque absorbe les sons et en fait ce qu’il veut. Tu passes, tu ne passes pas. Essaie encore. Les voix aussi, elles buttent. Le masque fait barrage. On répète. On articule. Mais le tissu colle à la bouche et empêche le passage, refoule. Enlève ta main ! Mais pas de main, ce n’est pas un jeu. C’est la nouvelle réalité. Vivre un masque sur le nez.

Certains se cachent, c’est sûr. C’est une aubaine pour eux. Invisibles même dehors.

Cachés en étant vus. Absents en étant là.

La vieille dame, elle, attend.

Heureusement, les yeux. C’est ce qui reste.

C’est peut-être une aubaine, aussi. Regarder d’autant plus, d’autant mieux. Se regarder pour voir tout ce qui est caché. Tout ce que le visage tait ou ne peut exprimer faute d’être en liberté. Regarde dans mes yeux ce que dit mon visage. Regarde, tu peux, je te laisse regarder. Ouvrir cette porte-là. Tiens, viens par là, c’est là que tu peux entrer. Avant, tu ne pouvais pas, ou pas trop vite. Mais là, c’est ce qui nous reste. Alors viens, entre. On peut se taire, même, chacun derrière son masque. Mais les yeux dans les yeux. On peut prendre ce risque.

Emporté par la foule, le sourire se transforme. Etre humain autrement. Continuer de l’être.

Au café, Bashung chante.

On ne peut plus rien toucher. On ne peut plus s’embrasser. On garde une distance. Chacun tâtonne. Un pas de plus ? Allez. Certains se font la bise de masque à masque puis désinfectent leurs mains. Faire comme avant mais autrement.

Faire autrement.

Le nouveau geste avant toute chose. Tendre les élastiques pour acheter un croissant.

Emporté par la foule et porté par la foule. Un masque sur soi à chaque instant. Attaché au poignet, suspendu à l’oreille, en banane sous le menton. Les variantes sont nombreuses. Vivre avec désormais.

Au café, Bashung chante et tout l’album y passe. Un autre temps.

Un homme âgé passe devant elle. Il a son masque et la regarde. Elle dans le café et lui dehors. Elle le regarde aussi. Un masque entre les deux.

Où en sommes-nous ? pense-t-elle.

Les câlins, les bisous, la tendresse spontanée des retrouvailles ponctuelles. L’élan du cœur. Oui ou non ? On demande. On ne sait plus. On n’ose plus. Que reste-t-il, alors ? Pas trop près. Un espace vide. Des regards qui reprochent alors qu’on se rapproche.

Espèce humaine masquée.

Alors, le rouge à lèvres. Encore, encore. Le sourire sous le masque. La porte des yeux qui s’ouvre. Regarde, regarde, ne renonce pas.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

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propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets

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