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Grand Bivouac : Concours

Le pogo ou l'expérience de la marée humaine

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons des reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, une folle nuit québécoise…
Lors d'un festival à Québec, le 12 juillet 2017. (Ollie Millington/Photo Ollie Millington. Redferns. Getty Images)
par Céline Collin, (finaliste de l'édition 2020)
publié le 23 septembre 2020 à 11h40
Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.
Tapie dans l’obscurité, nul n’avait remarqué ma présence malgré le halo de lumière vert qui éclairait faiblement mon visage. J’aimais à croire que j’avais développé au fil des années un don d’invisibilité ou de manière plus rationnelle, que si l’on se sentait invisible, alors on le devenait d’une certaine façon.

Une heure plus tôt, alors que nous arrivions à la fête, ma sœur avait orné mon poignet d’un de ces bracelets tubulaires fluorescents qu’on agite dans la nuit pour se donner un style. Elle s’était reculée, m’avait scannée du regard et avait haussé les épaules avec l’air de quelqu’un qui avait fait tout son possible. Après courte réflexion, elle avait ajouté une bière dans l’autre main et s’était enfuie bras dessus, bras dessous avec sa meilleure amie, me promettant qu’on partirait sitôt que la canette serait vide.

Complètement étanche à ses promesses, j’avais posé mes fesses sur le banc le plus proche et repoussé ma bière à l’extrémité opposée, comme quelqu’un qui renierait un pet.

La fête battait son plein. Sur la scène, un chanteur coiffé d’une toque de trappeur à la Davy Crockett hurlait: «MUST COME DOWN» accompagné de ses trois acolytes. Trombone pour l’un, violoncelle pour le second et planche à laver pour le dernier. Bien que je sois une véritable analphabète musicale, je déduisis à leurs airs de joyeux castors, qu’ils jouaient de la Country. Quoiqu’il en fût, ce soir, ils avaient mis l’ambiance.

Devant la scène, une cohue d’étudiants éméchés dansaient le pogo, ou le «mosh pit», comme ils disent là-bas. Pour les ignorants, il s’agit d’une danse (si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi), qui consiste à sauter et se bousculer violemment les uns et les autres, le tout dans la joie et la bonne humeur.

L’ermite que j’étais assistait à ce spectacle pour la première fois et il était pour le moins surprenant. Toutes ces petites têtes s’entrechoquant dans le plus beau des chaos, m’évoquaient des électrons libres. Oui, «libres» c’était le mot. Ces gens transpiraient la liberté et je les enviais du plus profond de mon être.

Les filles brandissaient leurs poings, exhibant fièrement leurs aisselles velues. Leurs seins se ballottaient ardemment sous leurs t-shirts, affranchis de toutes conventions sociales, pour le plus grand plaisir des messieurs. Admirable ai-je pensé. Pour ma part, c’était à peine si j’avais osé adresser la parole à mes camarades en cinq ans d’études.

Alors que mon esprit glissait vers des idées plus mornes, mes yeux se perdirent au-delà de la foule, qui ne devint plus qu’une masse floue et gesticulante. Je me mis à mâchonner mon bracelet pensivement.

J’avais travaillé comme une forcenée, déclinant toutes invitations aux apéritifs, soirées étudiantes et quelconques autres formes de relation sociale. Et à quoi bon? Je n’avais à ce jour pas la moindre foutue idée de ce que je voulais faire de ma vie. Ni le moindre foutu ami pour me lamenter. Ma tante avait raison, j’étais un ours et j’allais crever seule.

– Veux-tu danser?

Je m’extirpai soudainement de mes rêveries. Devant moi était agenouillé un grand jeune homme au physique que je qualifierais d’attendrissant. Une carrure d’adolescent efflanqué qui n’allait pas sans rappeler Gaston Lagaffe. Des cheveux ébouriffés et un petit sourire espiègle qui lui conféraient un certain charme.

– Q-quoi ? Articulai-je, comprenant que mon bracelet en caoutchouc pendouillait encore de ma mâchoire.

Je l’ôtai précipitamment de ma bouche et il saisit l’occasion pour prendre ma main en sandwich entre les siennes.

Je lançai un regard circulaire. Dieu merci, personne ne nous regardait.

D’un point de vue extérieur, cette situation devait ressembler à une demande en mariage.

Mais la chaleur de ses paumes était agréable et mes joues ne tardèrent pas à s’embraser. J’entrepris de regarder mes chaussures d’un air très absorbé.

Gaston approcha son visage du mien de manière à recouvrir les hurlements du chanteur et répéta sa question que j’avais très nettement entendue la première fois.

– Veux-tu danser avec moi ?

Cette façon vieillotte qu’ont les Québécois de placer le verbe avant le sujet m’horripilait.

Soudain la question atteignit mon cerveau et la panique se répandit.

Danser ? Moi ? J’sais faire ça ? La vérité est que je m’étais maintes fois entraînée en cachette mais mes hanches avaient la souplesse d’un bout de bois. J’en étais tout bonnement incapable. Trouve quelque chose ! Dis-lui que tu t’es foulé la cheville en faisant du motocross, que tu dois te préserver pour un triple marathon…

– Heu j’sais pas danser.

Je me faisais pitié.

Il émit un petit rire. Je risquai un coup d’œil sur lui.

Ses grands yeux marron étaient rivés sur moi. Il me regardait réellement. Pour la première fois de la soirée, je sentis mes pouvoirs d’invisibilité s’évanouir.

– Bien sûr que si, tu es juste trop gênée pour le faire répondit-il d’un ton amusé.

Sa réponse fusa comme une gifle. En plein dans le mille.

Ma personne devait cruellement manquer de mystère pour qu’il m’eut déchiffrée aussi facilement.

Je voulus rétorquer mais il ne m’en laissa pas le temps. Il se releva et sans libérer son étreinte, m’entraîna doucement mais fermement vers la piste de danse.

Je résistai un instant, le bras tendu, le cul vissé sur le précieux banc. Et puis merde, me dis-je. C’était ma chance d’être normale ce soir.

La foule était déchaînée. Un sentiment d’oppression immense me submergea dès lors que nous pénétrâmes dans la cohue. Autour de nous, des centaines de corps bondissants et rugissants, s’entrechoquaient dans un terrible chaos.

D’abord déconcertée par la brutalité de la danse, je restais pétrifiée. Gaston, me tenant par la taille, me tirait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre pour me protéger des projectiles humains. Puis je compris que rester immobile au milieu de ce désordre était la dernière chose à faire. C’était comme être pris au piège dans une vague déferlante, on se faisait impitoyablement désarticuler et ballotter.

Alors je me mis à bondir, martelant le sol au rythme de la musique me laissant porter par la marée. Le visage de Gaston s’illumina. Il souleva ma main au-dessus de ma tête et me fit tournoyer. Dans un sens puis dans l’autre. Tantôt je m’éloignais de lui, tantôt les mouvements de la foule me poussaient dans ses bras.

Si quelqu’un venait à tomber, des dizaines de bras le relevaient aussitôt, le soulevant par les aisselles, le sauvant d’une mort brutale par piétinement.

On ne pesait plus rien, on n’existait plus en tant qu’individus, on était un tout, vaste, incommensurable et sans limites.

Je sentais brûler en moi un puissant sentiment d’unicité, de solidarité. C’était comme faire un câlin à l’humanité.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

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, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.

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