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Grand Bivouac : Concours

Mon amie la foule

Le Grand Bivouac, festival du film-documentaire et du livre d'Albertvilledossier
Jusqu’au Grand Bivouac d'Albertville, nous publierons des reportages et carnets issus de notre concours sur le thème du voyage. Aujourd'hui, un souvenir indien parmi le ballet des corps.
A Jammu en Inde, le 1er juillet. (Channi Anand/Photo Channi Anand.AP)
par Guillemette Soucachet, (finaliste de l'édition 2020)
publié le 24 septembre 2020 à 10h31

Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était

«

Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.

Quand j’ai levé la tête, j’ai immédiatement pensé à ces scènes de dessins animés, où l’on voit dans une forêt sombre des centaines d’yeux brillants, braqués sur un animal souvent égaré. J’étais cet animal ; et j’étais effectivement égarée : quelles circonvolutions du destin m’avaient amenée dans cette gare coincée à la frontière de l’Inde et du Pakistan ?

J’essayais vainement de méditer la question, tandis qu’une foule de plus en plus compacte se pressait autour de moi. Le banc sur lequel j’étais assise était en effet devenu en quelques minutes le centre névralgique d’un cercle parfait, dessiné par des dizaines d’Indiens muets, fascinés par ma présence. Dans un silence absolu, percé sporadiquement par le souffle lointain des trains, on poussait les enfants devant, on se dressait sur la pointe des pieds. On ne voulait pas manquer un seul de mes gestes.

Gênée, j’optais pour la stratégie classique de l’Européenne en Asie, dépassée par des codes qu’elle ne comprend pas : le sourire benêt. Le seul résultat de ma tentative fût quelques paroles chuchotées, et des hochements de tête entendus. Déboussolée – ce stratagème avait jusqu’à présent fait ses preuves – et de plus en plus embarrassée d’être ainsi fixée, je tentais une première analyse de la situation. Vraisemblablement, c’était mon attitude intrinsèquement européenne (une manière différente d’agiter mon éventail ? une difficulté grotesque à boire sans toucher le goulot de ma bouteille ? un réflexe inutile consistant à jeter des coups d’œil inquiets à ma montre ?) et donc parfaitement inadaptée à cet environnement, qui attirait les regards.

Je décidais alors de me figer, certaine que mon immobilité me ferait perdre en exotisme, et ne saurait ainsi satisfaire cette foule en quête d’animation. Peine perdue : le plus infime de mes mouvements, essuyer une goutte de sueur de mon front, remettre négligemment une mèche de cheveux derrière mon oreille, provoquait un vague de regards appuyés, une ondulation nette des corps massés autour de moi.

Le trouble faisant progressivement place à l’irritation, je me résolus à la provocation : si tel était l’impérieux désir de la foule, je serai l’étrangère qu’on attendait de moi. Sous des centaines d’yeux d’un noir profond, j’abandonnai ainsi ma placidité, me penchai vers mon sac posé à terre, l’ouvris avec précaution, et sortis brusquement le fétiche de tout Européen en voyage sur les terres indiennes : une banane. Surconsommée par les touristes pour ses qualités digestives hautement appréciables, elle eut l’effet attendu : à sa vue, on s’agita, les bouches s’arrondirent, les yeux s’affolèrent. Un sourire satisfait en coin, j’entrepris de la peler avec une lenteur exagérée, tout en soutenant avec fierté les regards qui continuaient de me fixer.

Mais, d’un coup, au sifflet d’un train qui annonça son arrivée sur le quai derrière nous, la foule se dispersa dans un tourbillon de saris colorés, de valises abîmées et d’enfants tirés par le bras. Je me retrouvais seule, ma peau de banane à la main et le souvenir de ma victoire éphémère en tête.

Ce n’est qu’une semaine après mon arrivée en Inde que j’ai compris que la foule ne me quitterait pas, ne me quitterait plus.

Les premiers jours, j’avais observé, fascinée, le ballet des corps, des tuk-tuks et des vélos, entraînés par une symphonie joyeuse quoique cacophonique de klaxons et de dialectes. J’arpentais les rues des villes sans itinéraire tracé, transportée – parfois littéralement – par cette foule bigarrée, omniprésente.

Mais très vite, mon devoir de touriste avait repris le dessus. Les balades avaient fait place aux visites, la carte de la ville aux tickets des monuments. Dans ce nouveau programme serré, la foule, d’amicale, était devenue gênante. Elle me ralentissait dans mes trajets, me fatiguait par son agitation et sa curiosité étouffante. Pire, elle ruinait mes photos, que je tentais pourtant de composer avec précision. Mais non, définitivement, pas un seul de mes clichés du Taj Mahal n’était épargné par une forêt de têtes et de bras levés.

C’est alors que la foule me devenait franchement hostile qu’elle a décidé de m’encercler dans cette gare.

Le quai désormais vide, ma peau de banane toujours à la main, je restais abasourdie par la multitude de personnes qui m’avait encerclée, un instant plus tôt, et par l’intensité des sentiments que cela avait provoqué en moi – gêne, honte, antipathie, agressivité. Progressivement, face aux deux mois qu’il me restait à passer en Inde, je comprenais que je n’avais qu’une solution : faire de la foule une alliée. Mieux, en faire une compagne de voyage. De celles qui fatiguent, déboussolent, exaspèrent, mais qui marquent à jamais.

J’abandonnai définitivement mon guide de voyage, et me lançai dans le lent mais passionnant apprivoisement de ma nouvelle partenaire. Tandis que je ne me lassai pas de l’observer, dans les rues, les temples et les marchés, je la laissai, patiente et amusée, me dévisager avec étonnement. Puis, dans un confiant abandon, je me frottai désormais à elle et acceptai que ses mains m’empoignent, que ses doigts glissent sur mes cheveux trop blonds pour n’être pas touchés, et ma peau, trop blanche pour n’être pas tâtée. Finalement, mon appareil photo se désintéressa des monuments et des paysages pour se consacrer uniquement à la complexité du nouveau personnage principal de mon roman indien.

Dans l’avion du retour, c’est pour elle, et pour rien d’autre, que mes yeux s’embuaient. Je n’avais rien vu de l’Inde, avais perdu mon temps à l’apprentissage de la foule, mais je la savais désormais essentielle. Dans mes prochains voyages, dans les rues que j’habite, dans les courbes de mes rêves, je n’aurai de cesse de la retrouver.

Et encore…

En attendant

qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de

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