Ouessant, Glasgow, Téhéran… Le Japon, Santiago du Chili, le sud du Bangladesh… Mumbai, les Andes, un Brésil imaginaire… Près d’une centaine de textes et dessins ont été envoyés à la rédaction dans le cadre de notre concours. Le thème de cette année était
«
Emporté par la foule» et vous avez su piocher dans vos souvenirs, vos expériences ou votre imagination pour nous raconter en mots ou en dessin des histoires de rencontres, de découvertes et de partage.
Joe Dassin et l’alcool m’ont menée à toi, sinon rien. Je n’aime ni jouer de l’argent ni me jouer des gens. Je suis venue m’imbiber de l’histoire des liqueurs pour une formation dans le bar, apparemment c’est là qu’est le meilleur bain pour apprendre des barmans les plus doués du monde.
C’est l’aventure qui m’attire à toi, Vegas. Toi, prêtresse de la démesure, chez qui les rôles ne sont plus fiction mais réalité.
Réalité délirante où l’ivresse des corps et des âmes est permanente.
Je suis calme et sauvage, l’avantage est que je n’attends rien de toi.
Bain de minuit
La Fremont Street est une des rues les plus célèbres de Vegas. La journée, elle contient toute l’agitation d’un centre commercial à ciel ouvert. Le cliquetis des pièces des machines à sous remplace le bruit des chariots de supermarché. Passé minuit, la tension monte. Des milliers de verres attendent sagement le raz-de-marée alcoolisé. J’imagine que ce lieu épuisé du jour, conserve le soir venu l’énergie des milliers d’âmes de la journée et vice versa. J’ai de la compassion pour cette gigantesque allée. Après tout, c’est une vieillarde à qui on ne proposera jamais de retraite. Souillée chaque nuit par les passants éméchés qui lui rendront leurs entrailles et délaissée aux premières heures de la matinée. Pourtant, en tendre berceau, elle accueille sans mesure.
Ce soir de fin novembre, encore vierges de ce centre dont on nous a parlé sans qu'on ne l'ait encore vu, nous nous élançons dans un taxi pour jouir de ses plaisirs. Les voies des boulevards s'entrecroisent. Entrer sur le Strip c'est comme pénétrer dans le mini-village du père Noël. Mais à Las Vegas, le père Noël a la barbe défraîchie, fume et fait la gueule en tenant une pancarte «Fuck you». La sportive japonaise nous dépose sur le trottoir, dans un espace délimité par le halo lumineux rose fluo de son bas de caisse. Sur le bitume, mon nez goûte aux effluves d'un parfum capiteux mélangés à ceux d'une nourriture grasse et peu qualitative.
Loin des jeux d'adultes du roof top select de la veille, Fremont est l'aire des jeux d'enfants. Pas de case. J'aime ça. Le barman jongle avec des bouteilles, on appelle cela du «flair». Il sert autant de verres que de sourires. Un sourire rebondit sur Matt, un ami grec venu aussi pour la formation. Matt observe en plaisantant deux «show girls» qui prennent la pause juste en dessous d'une affiche «Steak and Lobster». Puis tout fier, il me montre des cartes d'un jeu douteux. Une collection de photos de femmes en pose lascives, dont la dignité ne tient qu'à une étoile masquant leurs parties intimes.
Hier soir, une de ces cartes s’est jouée sur la banquette arrière d’une voiture. Je suis plongée dans le bain, même si cette eau n’est pas de mon goût. Le dialogue se dissout comme un shot dans la gorge. L’accolade d’un type démesurément grand et de son ami au bout du bar s’est propagée. Je me prends la vague de plein fouet. Mon cosmopolitan à la main s’écoule dans ma manche et remonte jusqu’au coude. La chaude brise venue des terres, bien rafraîchie par la nuit s’y engouffre. Je suis une palette de températures. Les tropiques aux joues, la Scandinavie aux bras mais le cœur à bonne température. Plus les minutes (et les bouteilles) passent, plus les verres se renversent. L’agitation a fait grossir l’essaim. Le ballet des corps sur le sol lustré aux cocktails en tous genres nous électrise. Branchés par les bras, connectés par les émotions. La sensation de froid s’est logée dans un endroit de ma tête que l’alcool a fini par anesthésier.
Au carrefour de deux boulevards les plus agités de Fremont Street, et à la croisée de nos réflexions les moins pertinentes, le bain se divise en bulles.
L’affaire est dans le sac
Gigi a sauté dans le taxi, mais pas son sac. Il s’est fait tout petit sur le banc du carrefour. Son itinéraire cette nuit-là est plus vaste que celui d’un chien en goguette échappé de sa cour, dont il a déjà fait un millier de fois le tour. J’imagine un dédale de mains, et ce qu’elles ont touché avant (aïe). Je vois le sac danser dans les recoins du quartier, traîner sur un comptoir de bar collant, écouter les histoires d’un client que le serveur ignore, puis tomber sur son bon samaritain.
Je me lève. Cette nuit j’ai rêvé d’un sale père Noël sur des cartes à collectionner. Peut-être que l’histoire du sac n’est qu’une chimère de mon esprit.
Mais ce matin, le sac revient à sa propriétaire. Les plus frais d’entre nous l’accueillent sur le perron de la villa, porté par son sauveur. Le soleil et ses lueurs pastel du matin les accompagnent. Les trois poches du sac, ouvertes sur le devant, lui attribuent une face presque humaine. Il se moque peut-être de la situation, fier d’être rentré avant le réveil de sa propriétaire. Nul doute que la balade était bonne, ça aurait été égoïste de l’en priver. Il est revenu intact mais patiné. Une jolie patine de retour d’exil d’une nuit et avec l’ivresse d’histoires qu’il ne peut raconter.
Je ne suis pas venue pour la poésie des strip-clubs, mais pour la frénésie des corps et la vibration constante des âmes. Pour la contamination par la joie, offerte à soi-même puis aux autres et pour les danses auxquelles personne ne peut échapper, en maillons volontaires de l’enivrante chaîne.
Hier, sans les maillons de la chaîne, le sac de Gigi aurait continué son chemin en solitaire.
Demain, d’autres se reformeront pour une énième nuit à s’user le corps dans les rues, puis ils s’éclateront de nouveau pour former de nouvelles histoires de nuits endiablées, à raconter au bar ou à travers les notes d’un carnet de voyage.
Je repense souvent à toutes ces chaînes humaines qui se forment et se déforment chaque nuit à Vegas et qui écrivent inconsciemment des histoires encore bien différentes de la mienne ou de celle du sac de Gigi.
Des millions de lumières hétérogènes qui scintillent sur la ville pour autant d’histoires humaines baignant dans un même jus, qui finissent par vibrer entre elles sans le vouloir.
Et encore…
En attendant
[ le Grand Bivouac, festival du film documentaire et du livre ]
qui se tiendra du 12 au 18 octobre à Albertville (Savoie), et en ligne du 3 au 25, la rédaction de
Libération
propose à ses lecteurs tribunes, interviews, reportages ou carnets
[ issus de notre concours sur le thème du voyage ]
, ainsi qu’une sélection d’articles sur la programmation permettant de découvrir et de mieux comprendre le monde.
[ A retrouver ici ]
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